La plus grosse erreur de Frank Herbert : Le but ultime du Bene Gesserit ?

Démarré par Il Barone, Décembre 21, 2011, 11:47:04 PM

« précédent - suivant »

Otheym-al'fedaykin

Pour moi la seule erreur est d'avoir introduit le baron dans les mémoires secondes d'Alia, quand bien même elle est une abomination, cela ne fait pas d'elle une KwisatzHaderrach. Quand à Fenring on ne connaitra jamais sa tare, être un eunuque n'est pas incompatible avec la fonction première de l'être suprême. C'est au contraire une garantie

Askaris

Citation de: Filo le Décembre 22, 2011, 05:48:05 PM
La seule chose qui a pu me gêner de cet ordre, c'est justement un certain manichéisme (le Baron méchant, laid, pustuleux, vulgaire, pédophile et sans scrupule d'une part et d'autre part le Duc honnête, propre sur lui, impossible à pervertir, beau, classe, irréprochable).

Je crois qu'il faut distinguer les plans de la morale et du politique. À mes yeux, le Cycle n'est pas moral, il est politique. Le Baron et le Duc incarnent des types politiques. Leurs vertus privées sont indexées sur leur rôle politique.

Le Baron est un despote oriental, totalement gouverné par ses pulsions, son bon plaisir et ses lubies. Il abuse d'autant plus de son pouvoir que ce dernier est sans limites "ab-solu".
Le Duc est un monarque démocratique, le meilleur des hommes, la fleur de l'idéal chevaleresque et de l'aristocratie. Il incarne à la perfection la notion de devoir et de dévouement.

Ce qui est fascinant dans la personnalité de Paul et de son héritier, c'est qu'ils illustrent à merveille la commune pente absolutiste des deux types de pouvoir. Le second n'est meilleur que l'autre qu'en apparence, mais poussé à sa plus extrême logique il rejoint le premier dans son abjection. Tout le monde se souvient des exemples donnés par FH dans ses interviews sur le "New Avalon" et l'illusion collective dans le sillage des fils de Joseph Kennedy.

Le Baron (notre Baron) n'a pas tort d'insister sur l'influence du genre sur ces constructions politiques. Après tout, qu'est-ce que la féodalité si ce n'est l'expression paroxystique d'un pouvoir phallocratique ? Ces féodaux qui confondent le bien public (du fief) avec leur patrimoine privé, ne pensent leurs relations qu'en termes de vengeance, d'alliances matrimoniales, de dot et de douaires. L'idée qu'il existe un bien commun, un État, qui transcende leurs misérables jeux, est pour eux une notion exotique.

L'Ordre femelle du BG incarnerait alors une contre-société, fondée non sur l'héritage du nom (le totem dynastique) mais sur la fidélité et l'obéissance absolue à un continuum mémoriel inscrit sur des millénaires. Au lieu d'une généalogie, une filiation spirituelle. Au lieu d'un nom, un vêtement noir qui noie l'individu dans le groupe. Ce caractère est-il typiquement féminin ?

Citation de: Filo le Décembre 22, 2011, 05:48:05 PM
Les femmes sont également championnes dans l'adoration voire la dévotion envers un guide, et les hommes ont prouvé maintes fois dans l'histoire qu'ils pouvaient s'organiser avec esprit d'équipe.

Si le BG tient son nom des Jésuites - ce qui n'est pas assuré - la preuve est faite que l'organisation collective ne tient pas à un genre. Mais sans s'arrêter à cet exemple, je crois pouvoir dire qu'il ne manque pas d'exemples dans l'Histoire, et sur les 5 continents, de communautés masculines fortement intégrées voire sectaires.

Je crois que la corrélation entre le genre et la notion de collectivité humaine tient beaucoup dans Dune au contraste avec l'univers viril et guerrier qui lui fait face. Malgré de puissantes incarnations (Irulan, Mohiam, Jessica, Margot), le BG reste dans l'esprit du lecteur comme une institution monolithique où les dissidences sont l'exception. Ce n'est que dans  l'Empereur-Dieu que nous apprenons l'existence de "minorités" et de procédures de consultation interne à l'Ordre qui nuancent l'image de monarchie cénobitique des premiers volumes.

Le genre me semble donc au final un élément de contraste qui se surajoute à des caractères institutionnels forts. Dans cette perspective, un BG mâle reste avant tout un BG.

Otheym-al'fedaykin


Askaris

Cette réponse me plaît beaucoup plus, j'ai même failli, l'espace d'un instant, adhérer à certaines de tes conclusions. Tu pointes bien la terrifiante similitude qui rapproche Atreides et Harkonnens. C'est vrai. Après tout, ce sont tous des féodaux nourris au même éthos, convaincus de leur rôle à jouer dans l'Histoire. Ils souffrent tous du même délire mégalomaniaque et en cela FH nous montre aussi qu'il n'y a jamais de "good guys" dans l'Histoire : le pouvoir corrompt absolument.
Cela n'empêche pas des nuances décisives à l'échelle des individus. Leto n'est pas Paul qui n'est pas Leto II. LES Atreides, ça n'existe pas. Il y a des traits qui se transmettent, physiques comme mentaux, mais chaque individu trace son propre sillon dans le grand flot du déterminisme génétique. D'ailleurs, je ne suis pas loin de penser qu'Alia n'est pas la seule à avoir succombé aux tropismes si périlleux du vilain grand-père. Paul est lui aussi un Harkonnen.
Leto est tout autre : il est moins brillant, moins charismatique ... mais infiniment plus humain. C'est le modèle du roi père. Et cela dessine une conception du pouvoir, traditionnelle et dévouée au bien commun, qu'on ne retrouvera plus vraiment chez ses autocratiques, despotiques & théocratiques héritiers.

LÀ est la grande différence avec le BG. Là se trouve la difficulté de comparer les collections d'individualités que sont les Maisons avec l'immense continuité humaine et temporelle de l'Ordre. Encore une fois, l'Ordre ne sert pas les intérêts d'un individu mais d'un groupe. Et que sont ces intérêts ? Quel est le but de cette politique ? La peur de perdre le contrôle, ou sa recherche ? Mais ce n'est pas un but que de vouloir le contrôle ou d'en craindre la perte. C'est un trait de caractère, un atavisme, voire une culture ou une psychologie de groupe, mais ce n'est pas un but. Tu nous décrit le comment, tu ne nous dit rien du pourquoi. Encore une fois, vus sous cet angle, les buts du BG semblent relever d'un jeu absurde, d'une pratique du pouvoir pour le pouvoir qui n'a pas vraiment de justification à ses fins. Du Harkonnen en somme ... Car je le répète, le Baron vise le trône impérial, comme tous les prédateurs de son espèce, mais on aura bien du mal à trouver autre chose que son ambition démesurée là-dedans. Il n'y a ni programme, ni projet, ni horizon d'attente. Ni pour lui, ni pour les siens, ni pour ses sujets. Il veut le pouvoir.

Le BG veut-il le pouvoir ? Oui. Pourquoi ? Pour durer ? Oui. Mais encore ? Pour préserver son héritage comme une Maison ? Oui, et bien plus. Pour une idée. La conviction que l'humain libéré de ses bas instincts animaux peut se construire une existence supérieure. Une existence où un tableau du 19° siècle ou un paysage ont du sens. Une existence où l'apparence physique et la futilité du paraître est une donnée secondaire (Bellonda). Une vie exemplaire dévouée à sa communauté (Odrade). La seule différence entre l'âge Corrino et celui des HM tient à la manière de conduire cette politique: derrière les puissants de ce monde puis en assumant directement son devoir à l'égard  de l'humanité. Je ne dis pas que l'obsession du contrôle n'est pas là, en filigrane. Je ne dis pas que tout cela ne relève pas d'un regard éminemment pragmatique et matérialiste. Mais ce sont là des caractères de cette politique, non des fins. Margot est une figure mineure : il te suffit de consulter le DEx et de comparer ses apparitions face aux dames de la seconde Trilogie (Odrade, Sheena, Murbella). Mohiam seule tient la dragée haute à Jessica et Irulan dans la première Trilogie. S'il faut absolument dégager un type BG, il se situe aux confins de cette double configuration trinitaire (en miroir) .

En conclusion (provisoire), on ne saurait résumer la psychologie d'un groupe à celle d'un individu, et encore moins penser que le tableau qui en résulterait aurait valeur d'archétype pour l'histoire et les motivations d'un groupe humain installé dans une très longue durée. Ce serait extrêmement réducteur. Tout ce que nous pouvons supputer à partir des fragments lacunaires du Cycle, c'est la permanence de certains traits et une remarquable continuité historique des motivations de ce groupe. Anudar, il faut penser en historien : l'histoire de l'Église catholique ne se réduit pas plus à la figure de St François d'Assise que celle d'Alexandre VI Borgia. Entre ces deux extrêmes archétypaux il y a toute la nuance de 2000 ans d'Histoire et de milliards de fidèles. Le BG, comme toute institution qui ne se réduit pas au testament de son fondateur, appelle un traitement de ce genre. Et le niveau de conclusion qui en découle. Le BG est un peu plus qu'une machine à comploter et à exercer le pouvoir. Cette institution s'inscrit dans une ambition de longue durée, une ambition qui transcende les égos et les sexes (BG masculin compris). Du programme KH (avec ses Révérendes de labo) aux expériences agronomiques d'Odrade, le même génie s'active à transformer le monde et à lui ouvrir des chemins inédits. N'oubliez jamais l'extension du breeding program ! C'est l'ambition de toute école (de pensée) que de se penser en Alma Mater du genre humain ...

Anudar

Bah oui, le Baron est un idéaliste. Ne voir à travers lui qu'un "mangeons, jouissons et pétons gras" c'est un contresens. Son idée, c'est de faire grimper un Harkonnen sur le trône de l'Imperium : Feyd-Rautha est son meilleur candidat mais certaines de ses citations montrent qu'il serait prêt à en chercher un autre. Mieux, il pardonne même la tentative d'assassinat ! N'importe quel potentat sumérien aurait fait égorger son héritier sur le champ histoire de faire un bon exemple aux yeux des autres. Allons plus loin : à leurs façons, le Duc et le Baron ne sont pas si différents et c'est bien pourquoi ils sont ennemis. C'est bien pourquoi, aussi, le drame est en Paul dès l'instant de sa conception : tu m'as dit l'autre jour que les personnages de Dune étaient prisonniers de leur héritage génétique, et là, on en tient un beau... l'idéalisme à la sauce atréides mêlé à l'idéalisme à la sauce harkonnen, cela donne rien de moins qu'un messie sans aucun scrupules ("je vous ferais étrangler avec plaisir", comme il le dit à Mohiam à la fin).

Mais parlons-en, de Mohiam. Une caricature, tu dis ? On ne voit du BG, au début de Dune, qu'elle, Margot Fenring et Jessica. De Jessica, nous savons qu'elle est une BG renégate, qui a fait passer l'émotion avant le devoir... l'idéal avant la matière. De Margot, que sait-on ? Qu'elle va imprégner Feyd-Rautha et sauvegarder sa lignée, au passage... Et Mohiam, elle, reconnaît à Paul son statut d'être humain alors que l'existence même du personnage la répugne... Caricatures, toutes les deux ? Moi je dis, et par opposition à Jessica qui, malgré la réussite de son entraînement, n'est somme toute qu'une BG ratée, tout juste rattrapée à la seconde session chez les Fremen : Margot et Mohiam sont des BG archétypales.

La fin du Cycle, pour moi, va jusqu'au bout de cette logique matérialiste. L'intégration des Atréides parmi le BG, déjà prophétisée par le "retour en grâce" de Jessica, n'apporte guère que le vernis de la nouveauté à la vieille machine. Et elles se font peur, les vieilles : avec la mémoire du Tyran, avec le péril représenté par les HM et avec ce qui les pourchasse (peut-être ?)... Mais leur peur vient toujours d'une seule et même chose : la perte de contrôle. Combien d'Imprégnations dans les HdD/MdM par rapport au reste du Cycle ? Moi je les sens aux abois, et pas que par la faute des HM, et même elles le reconnaissent : l'une d'entre elles dit bien, dans la MdM, que la génération présente du BG sera la dernière.

J'espère avoir développé à ta convenance ;) ...

« Nos pères et nos mères ont commis l'ubris et ne sont plus,
Et nous portons maintenant le poids de leurs iniquités. »

Anonyme, Péan de l'Intégration.

Askaris

Le contrôle pour quoi faire ? Je trouve ta lecture quelque peu dévitalisée... mais ça m'intéresse plutôt. J'ai le sentiment que tu t'attardes sur la "caricature" qu'est Mohiam sans t'attacher plus que ça à Odrade et aux deux derniers volumes.

Or, si le Cycle est un tout, les deux derniers volumes sont bien une ode aux vertus du BG. Qu'est-ce qu'elles contrôlent ? Franchement. Elles sauvent ce qu'elles peuvent. Elles conservent ce qui peut encore l'être. Elles tentent de plier sans rompre face à l'adversité. La loyauté de Teg ou la manière dont elles rallient Murbella veut tout dire.

Quant à parler d'idéalisme quant aux Harkonnen, les bras m'en tombent un peu. Les Grandes Maisons ne sont pas politiques. Elles sont pré-politiques. Elles ne développent pas un corpus d'idées. Elles entraînent des fidélités personnelles, des liens claniques. Leto I tend vers LE politique, compte tenu de son éthique et de son puissant sens du devoir.

Mais voir dans le BG un club de vieilles excentriques occupées à jouer à se faire peur ... je ne sais que penser. Soit tu nous fait un beau troll, soit il faut croire que nous avons des lectures du Cycle diamétralement opposées et irréconciliables. Je ne dis pas que je suis détenteur d'une "vérité" ultime, mais à l'aune de ce que je crois être la "cohérence d'ensemble" du Cycle, ta vision m'interpelle beaucoup. Si je ne te connaissais pas, j'en viendrais à penser que tu n'as retenu de tout ça que l'écume militaro-crinoline du récit. Inutile de dire que pour moi cette interprétation relèverait du Star Wars pour adulescent (c'est-à-dire sans grand intérêt à part la fausse "épique" de carton pâte).

Tu devrais développer.

Anudar

Pour moi, le Bene Gesserit est avant tout une association de matérialistes. Les cheftaines de l'Ordre cherchent avant tout le contrôle : sur leurs corps, sur leurs esprits, sur ceux des autres (la Voix), sur l'avenir de l'espèce (leur programme de sélection génétique) et même sur le "tissu impalpable des religions" (la Missionnaria Protectiva). En ce sens, le KH peut même s'apparenter à une expérience scientifique : "on devrait tenter ça pour voir ce que ça fait". Il m'apparaît des plus révélateurs que jamais le but réel du KH ne soit évoqué. Pour quoi faire ? Et s'il n'y en avait pas, en fait ?

A l'inverse, les dirigeants des Grandes Maisons, quant à eux, m'apparaissent du genre idéalistes : Atréides et Harkonnen, dans le même panier, même si ce n'est pas le même idéal, bien entendu... Le drame du BG, en ce sens, est bien que le KH n'est pas né au bon endroit et au bon moment : au lieu de recevoir une éducation matérialiste, il est imprégné d'une philosophie d'obédience idéaliste. Quant à Leto II, il est clair que c'est un idéaliste : il utilise les outils construits (presque pour lui) par le BG pour extirper de l'âme humaine ce qu'il juge devoir en extirper... A l'époque des HDD, le BG cherche encore à "désamorcer la bombe"... ce qui montre bien que le Tyran est perçu par le BG, malgré la fusion avec les Atréides, comme une aberration.

Le BG m'apparaît, au fond, comme l'invention la plus remarquable du Maître, la plus inhabituelle, et ce n'est pas un hasard si cet Ordre apparaît tout au long du Cycle de Dune. Jamais, jamais les Soeurs ne sombrent dans l'idéalisme, et lorsqu'elles complotent contre lui dans l'EDdD, ce n'est pas tant pour récupérer leur liberté (comme le font par exemple les Ixiens et les Tleilaxu) que parce que c'est leur nature : chercher le contrôle...

« Nos pères et nos mères ont commis l'ubris et ne sont plus,
Et nous portons maintenant le poids de leurs iniquités. »

Anonyme, Péan de l'Intégration.

Filo

Citation de: Le Baron le Décembre 21, 2011, 11:47:04 PM
le femmes parient sur un travail d'équipe quand les hommes recherchent l'homme providentiel qui pourra les sauver

Absolument pas d'accord avec cette manière hyper généralisée de réduire le fonctionnement de chacun. C'est pire que du manichéisme.
Même si je suis d'accord avec certaines tendances que tu évoques au sujet du cerveau gauche et droit.
Les femmes sont également championnes dans l'adoration voire la dévotion envers un guide, et les hommes ont prouvé maintes fois dans l'histoire qu'ils pouvaient s'organiser avec esprit d'équipe.
La dissonance que tu évoques n'en est absolument pas une pour moi (ni pour Frank Herbert apparemment). La seule chose qui a pu me gêner de cet ordre, c'est justement un certain manichéisme (le Baron méchant, laid, pustuleux, vulgaire, pédophile et sans scrupule d'une part et d'autre part le Duc honnête, propre sur lui, impossible à pervertir, beau, classe, irréprochable...).

Quant au fait que le BG cherche à créer un homme (et non pas à en trouver un à suivre) qui rassemblerait les mémoires à la fois féminines et masculines, je ne vois pas en quoi ce serait plus un style de projet masculin que féminin...
L'art est un travail ingrat,
mais il faut bien que quelqu'un le fasse.

Askaris

Citation de: Le Baron le Décembre 21, 2011, 11:47:04 PM
Bonjour

Il y a une dissonance qui m'a toujours frappé dans le cycle de Frank Herbert qui concerne le but ultime du Bene Gesserit tel qu'il nous est présenté.

[...]

Nous allons dire que pour sauver le genre humain (ou l'Europe au choix) le femmes parient sur un travail d'équipe quand les hommes recherchent l'homme providentiel qui pourra les sauver (quitte à se battre les uns contre les autres pour le trouver).

[...]

Comment un ordre matriarcal comme le Bene Gesserit peut avoir comme but ultime la recherche d'un homme providentiel ?

Ça ne colle pas, je n'ai jamais pu y croire et aujourd'hui je sais pourquoi cette disharmonie sonne dans ma tête à chaque fois que ce but ultime est évoqué dans le cycle.

[...]

Mais créer un "homme providentiel" uniquement pour savoir ce qui se passe derrière les portes d'un collectif mémoriel auquel elles n'ont pas accès, je ne peux y croire.

Qu'en pensez-vous ?

Tu poses là de savoureuses questions. Te répondre avec nuance demanderait des pages entières et des citations précises, aussi tu excuseras le caractère peu documenté de la (1ère) réponse que je te livre ce matin.

Poser la question des buts ultimes du Bene Gesserit, c'est poser la question du rapport au pouvoir. Dans l'univers de Dune, tout est question de pouvoir, toute chose, même la plus insignifiante, semble en relever et l'altruisme n'y a apparemment guère sa place.

Le Baron et sa lignée incarnent cette logique jusqu'à l'absurde. Leur avidité, leur frénésie, leur soif inextinguible d'amasser de la puissance, des biens ou de la jouissance relève de la psychopathologie. À aucun moment pour eux ne se pose la question du pourquoi. Ils jouissent et abusent sans entraves de leur pouvoir absolu. Ils ne se posent pas vraiment la question de la transmission de leur héritage et ils n'ont que faire de la trace qu'ils laisseront auprès des générations suivantes. L'Histoire est faite pour être réécrite. Seul le présent compte. Ils usent et abusent, dévastant les ressources naturelles, pillant, asservissant et dilapidant tout ce qu'ils peuvent atteindre.

À l'inverse, le Duc incarne une autre logique du pouvoir. Elle n'est pas exempte d'excès ou d'erreurs mais elle est fondamentalement tournée vers le service des autres : la famille régnante, le clan, les vassaux & alliés, les sujets. La loyauté et la fidélité exacerbée des serviteurs du Duc fait écho au gouvernement bienveillant et comme paternel du titulaire de l'anneau ducal. Ce pouvoir s'inscrit donc dans une continuité : familiale, filiale, dynastique. Nous ne sommes pas très loin d'une vision moderne de l'État de droit, de sa continuité et de ses engagements.

Le Bene Gesserit constitue en quelque sorte l'aboutissement de la logique politique entrevue précédemment. C'est un collectif. Ce collectif est millénaire. Il ne se confond pas avec les intérêts immédiats de sa Mère Supérieure. Je dirais même plus : la Mère supérieure n'existe que pour servir le Collectif.

'I am Bene Gesserit: I exist only to serve'
'We truly exist only to serve.'

L'expression n'est pas anodine. D'autres diront "servir" les Atreides ou le Dieu-Ver (But I do serve God)... mais rien ne saurait se comparer au rapport qui lie une Soeur avec l'Ordre. En vérité, la notion d'individualité y est réprimée au possible, le collectif primant sur toute autre considération, affection ou loyauté. Une BG n'est loyale qu'envers le BG. Le BG ne sert que le BG. Ni les compagnonages de circonstance, ni les soumissions formelles (sous Leto II), ni d'anciennes alliances (de temps immémorial l'Empire fut assisté par une Diseuse de Vérité) ne sauraient faire oublier cette réalité ultime : l'Ordre du BG n'a d'autre loyauté qu'envers lui-même.

On comprend alors le scandale de la trahison de Dame Jessica. Dans cette société parfaite de moniales-amazones dévouées corps et âme à l'intérêt collectif de l'Ordre, voilà qu'une des leurs, et sur laquelle tant d'espoirs séculaires reposaient, fit le choix de son insignifiant ego succombant à la faiblesse d'un amour contingent et à l'orgueil paternel d'une filiation agnatique... Doublement coupable aux yeux de ses anciennes Soeurs. Triplement même, si l'on y ajoute l'engendrement de l'Abomination ....

Une armée de Jésuites sans Pape, des moniales tibétaines sans Dalaï Lama, des vestales sans Pontife suprême. La Mère Supérieure comme ses Révérendes mères commandent moins à l'Ordre qu'elles ne lui obéissent, sacrifiant jusqu'à leurs vies à ce qu'elles estiment être leur devoir suprême. Un monolithe de volontés individuelles toutes dirigées vers un même horizon. Et quel horizon ! Survivre ! Survivre & transmettre à tout prix, comme ces seven million six hundred twenty-two thousand and fourteen Reverend Mothers dont les Mémoires Secondes furent sauvées à Lampadas.

Une Révérende Mère n'existe pas que dans un seul plan de l'existence. Grâce à ses soeurs, elle a accès à un passé pluri-millénaire. Elle vit quotidiennement dans ce terrifiant continuum temporel qui peut la conduire aux portes de la Préhistoire. C'est dire si le temps long est un concept hautement compris et vécu au sein de l'Ordre.

Or voilà que nous apprenons très vite, dès le premier chapitre de Dune, que le genre humain n'est pas un tout et qu'il faut distinguer en son sein les "humains" des "animaux". Un peu plus loin dans le récit, nous apprenons aussi que l'Ordre est entièrement dévoué à un "scheme of selective breeding" conduit depuis plus de 90 générations avec le secret espoir de donner naissance à un Kwisatz Haderach, un Bene Gesserit mâle :

'I seek the Kwisatz Haderach, the male who truly can become one of us.'

A aucun moment, il n'est question d'y voir un pantin ou un fantoche manipulé par l'Ordre. Non que l'Ordre ne soit pas familiarisé avec l'idée. Les annales de l'Empire Corrino sont pleines de cabales et de coups d'État conduits secrètement par ces Machiavel en jupons... Mais justement, là est l'enjeu.

L'Ordre du BG n'est pas un individu qui poursuivrait des buts limités à l'aune de son ego ou de ses illusions. C'est un essaim d'abeilles où chacun sait quel rôle il doit jouer. Dans cette perspective, l'idée que le KH refuse de remplir ses devoirs envers le collectif est une aberration. Peu importe qu'il détienne un penis susceptible de lui obscurcir le jugement. L'idée que "breeding & training" suffisent à faire une personnalité ne fait de doute pour personne. Voilà comment ce qui nous apparaît être un dangereux pari sur l'avenir fut vécu par ses promotrices comme une évidence. Le KH ne devait être ni le jouet, ni le tyran de l'Ordre. Il devait tout naturellement s'y fondre, s'y dévouer et partager la conscience collective de la sororité. Et par lui, par son entremise, l'Ordre arriverait finalement à accéder à ce trésor de mémoires mâles de l'Autre Mémoire. Mieux encore : plus qu'une réunification du capital mémoriel légué par le temps, le KH aurait ouvert à l'Ordre la capacité de prescience, d'anticipation du futur : expérience & prévision, recul & anticipation.

Mais à quoi bon tant de pouvoir ? Pourquoi tant sacrifier à une telle recherche, tant de générations de chercheuses et de progénitrices patiemment guidées par des Mères Kwisatz ? Faut-il que le BG soit tombé dans les mêmes travers vulgaires que les Harkonnen ? Non, bien sûr que non. Nous avons vu que l'immédiateté et le présentisme ne faisaient pas partis du vocabulaire de ces dames. Alors ? À quoi bon un KH ? À quoi bon préparer sa venue par cet incroyable programme de propagande et d'acculturation qu'est la Missionaria ?

Parce que rien n'est plus solide, rien n'est plus durable que les systèmes religieux. Les empires, les royaumes, les théocraties s'effondrent ou se dispersent comme grains de sable au vent. Seul l'espoir subsiste et résiste à tous les traumatismes, toutes les révolutions, tous les changements technologiques. L'espoir, c'est-à-dire la venue du Messie.
On aura donc bien compris que le BG n'attend en rien un homme providentiel dont il n'aurait rien à faire, mais prend grand soin d'en cultiver l'attente, escomptant bien qu'il trouvera dans cette adhésion un instrument efficace à la réalisation de sa politique.

Est-ce à dire que le BG envisageait de rompre avec le vieux principe (taoiste) de non-participation directe au pouvoir ? C'est possible. Je l'ai dit, le vieux compagnonage avec les Corrino était précaire. L'idée d'installer un BG mâle sur le trône était fort possible. J'imagine aussi qu'une nouvelle forme de pouvoir aurait pu être imaginée. Un pouvoir plus diffus, moins directement palpable, et en même temps infiniment plus contraignant, voire totalitaire : une autorité messianique, une crosse relayée par des myriades de Soeurs ...

5000 ans se passent. Pour les descendantes de Siona installées à la tête de l'Ordre, il n'est plus question de reproduire l'expérience. Trop d'aléas, de paramètres non maîtrisés, de dévoiements catastrophiques et pour quel résultat !? L'ambition vulgaire d'un seul. D'un Tyran convaincu de mieux savoir que tout le monde ce qui était bon pour l'humanité. Ah les tyrans ont bien de l'humour ! ^^  L'Ordre a compris que la connaissance du futur loin d'aider à anticiper, n'était qu'un frein à la prise de décision ou une gangue obligeant à figer artificiellement le réel dans un présent immuable. L'Ordre a aussi compris que le bien commun pouvait tout à fait se passer de rechercher des solutions parfaites à des problèmes qui n'ont pas encore commencé. On comprend alors (dans les 2 derniers volumes du Cycle) que le but de l'Ordre a toujours été marqué par le souci altruiste d'améliorer ce qui pouvait l'être dans une société ensauvagée, brutalisée et livrée à la prédation des féodaux. Étrange machine à comploter, d'une efficacité rarement démentie, le BG était loin d'être une faction parmi d'autres. Le BG était bien plus qu'une faction et chacun de ses membres (jusqu'au plus humble servant) avait une haute conception de sa place dans la société ... Derrière l'écume des plans dans les plans se découvre une institution toute entière dévouée au collectif, pratiquant le sacrifice et l'abnégation à son plus haut degré, cultivant ses vertus de modestie, d'austérité, d'application scientifique, de retenue dans l'expression des émotions. Tout l'inverse des Harkonnen. L'exact opposé des Honorées Matriarches.

Il n'y a donc pas de changement des buts et motivations de l'Ordre comme j'ai pu le lire ici ou là. Il y a une profonde continuité de la politique conduite avec les inévitables adaptations aux moeurs du temps : à l'heure du féodalisme, infiltrer, contrôler et rallier à soi les plus puissantes lignées ; puis à l'âge post-Atreides marqué par la déconcentration du pouvoir et une relative démocratisation de la société (nous ne sommes plus dans le cadre des faufreluches) s'investir plus visiblement dans l'espace public, conseiller, protéger et le cas échéant punir.

La bonhommie paternaliste d'Odrade est moins décalée qu'on ne le pense de la rudesse d'une Mohiam. L'une et l'autre ont vu le danger qui menaçait l'humanité : l'hubris du messie et de son vermiforme rejeton comme celui du gang de péripapéticiennes dévoyées ... L'une et l'autre voyaient le genre humain comme un cheptel à gérer, améliorer, protéger. Disons, pour nuancer le comparatif, que la première avait un lecture plus christique et la seconde un regard plus nietzschéen sur la qualité dudit cheptel. ^^

Ne jamais dépendre d'un seule volonté mais servir tout le monde : finalement, Leto II en offrant à la descendance de Siona la capacité à échapper à l'oeil inquisiteur du prescient a fini par rejoindre dans la mort la farouche indépendance d'esprit de l'institution femelle.


Elgg

Je ne suis pas vraiment d'accord avec toi Baron !  ;D
Même si ce que tu dis sur le cortex cérébral, sur la meilleure abstraction masculine et le meilleur pragmatisme féminin est vrai (ce que je ne remets pas en question hein, il faut bien qu'il y ait des différences ! ;D), je ne trouve pas que ça affecte la crédibilité du but ultime du Bene Gesserit...

Je n'ai pas vraiment d'argument à t'opposer, vu que je te réponds à chaud à peine réveillé...
Citation de: Le Baron
le femmes parient sur un travail d'équipe quand les hommes recherchent l'homme providentiel qui pourra les sauver
Le Bene Gesserit n'est-il pas un immense travail d'équipe ?? Même si le but est la création du Kwisach ??!!!
Et puis pourquoi pas après tout ?! Il faut également prendre en compte l'aspect manipulation/contrôle... Voir arriver le messie, c'est bien, mais si en plus il est déjà dans nos rangs et acquis à notre cause c'est encore mieux... Non ?

Et pour te contredire et pointer du doigt un "projet" millénaire mis en place par des hommes qui dure, et perdurera encore un moment, je peux te citer... L'église catholique.  ;D
De tous ceux qui n'ont rien à dire, les plus intéressants sont ceux qui se taisent.
:userbar-dar2:

Il Barone

#1
Bonjour

Il y a une dissonance qui m'a toujours frappé dans le cycle de Frank Herbert qui concerne le but ultime du Bene Gesserit tel qu'il nous est présenté.

La dissonance c'est l'une des rare choses qui peuvent m'arrêter dans la lecture d'un livre. C'est une dissonance énorme qui m'a stoppé deux fois dans ma lecture de la trilogie de Tolkien alors que je peux compter sur les doigts d'une main les fois ou j'ai rangé un livre avant d'avoir achevé sa lecture.  

La dissonance c'est ma façon de trouver la vérité dans le monde qui m'entoure. Plus elle sonne faux et plus je sens le mensonge et parfois son absence totale m'alerte encore plus fort. Mais Bref...

J'ai de bonnes raisons de penser que la plus grande différence entre homme et femme se situe dans la conformation de leur cortex cérébral. Cette différence de conformation est l'une des cause de la divergence de perception de l'environnement selon le sexe.

Bon je vous ferais grâce du reste de la théorie sur le fait que l'homme maîtrise mieux les abstractions et les femmes le pragmatisme et la réalité, ect...Avant de me traiter de gros misogyne laissez moi finir ma thèse.  

Nous allons dire que pour sauver le genre humain (ou l'Europe au choix) le femmes parient sur un travail d'équipe quand les hommes recherchent l'homme providentiel qui pourra les sauver (quitte à se battre les uns contre les autres pour le trouver).

ET LA SE TROUVE LA DISSONNANCE qui me turlupine depuis des années et que je viens de toucher du doigt il y a seulement quelques jours.

Comment un ordre matriarcal comme le Bene Gesserit peut avoir comme but ultime la recherche d'un homme providentiel ?

Ça ne colle pas, je n'ai jamais pu y croire et aujourd'hui je sais pourquoi cette disharmonie sonne dans ma tête à chaque fois que ce but ultime est évoqué dans le cycle.

Cette dissonance est d'autant plus forte que j'aime Frank Herbert pour le fait qu'il respecte vraiment les personnages féminin de ses romans et fait (surement conseillé par Beverly) rarement des erreurs sur leur psychologie. Je dirais même que les romans de Frank offrent un superbe hommage aux qualité féminines.

Par exemple des concepts comme la "missionaria protectiva" ne peuvent être maîtrisés que par des femmes. Elles seules peuvent parsemer des outils qu'une autre femme pourra utiliser sur le long terme. Elles seules peuvent avoir un recul suffisant vis à vis des religion pour utiliser la foi avec autant de pragmatisme.

Un homme penserais plus à court terme et s'assurerait seulement qu'il possède personnellement un rapport de force suffisant pour mener ses projet à bien (par exemple en préparant des planques d'armes ou des plans de rétorsions).

Mettre en place un projet "millénaire" pour le bien de l'humanité est aussi crédible si il est confié à des femmes. D'autant plus si ce projet est basé sur la sélection génétique.

Mais créer un "homme providentiel" uniquement pour savoir ce qui se passe derrière les portes d'un collectif mémoriel auquel elles n'ont pas accès, je ne peux y croire.

Qu'en pensez-vous ?


L'administrateur, à créé ce forum pour éprouver le fidèle