La Genèse de Dune (par Frank Herbert)

Démarré par Filo, Avril 08, 2005, 03:58:34 PM

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Filo

Cet article est paru en anglais dans le numéro de juillet 1980 du magazine OMNI, il a été traduit par Fred, webmaster du site Dune-France, Fredo3186 sur ce forum. Merci à lui


Dune débuta avec un concept dont la majorité des idées prirent forme tout au long de presque six ans de recherche et d'un an et demi d'écriture. Toute l'histoire était déjà dans ma tête avant que je ne la couche sur le papier.


Comment cela a-t-il évolué ? J'ai conçu la trilogie (Dune, Le Messie de Dune, Les Enfants de Dune) comme un seul et long roman traitant de ces convulsions messianiques qui nous submergent périodiquement. Les démagogues, les fanatiques, les escrocs, les simples spectateurs, tous ont un rôle à jouer dans ce drame. Cela provient de ma théorie selon laquelle les super héros sont désastreux pour l'Humanité. Même si l'on trouve un vrai héros (qui ou quoi que cela puisse être), ce sont toujours les simples mortels qui l'entourent qui finissent par prendre le pouvoir mis en place par un tel leader.


Mes observations personnelles m'ont convaincu que dans le domaine du pouvoir économique ou politique et dans sa conséquence logique, la guerre, les gens ont tendance à abandonner leur capacité de décision à n'importe quel leader qui correspondra à la vision du mythe qu'en a la société. Hitler l'a fait. Churchill l'a fait. Franklin Roosevelt l'a fait. Staline l'a fait. Mussolini l'a fait.


Mes exemples favoris sont John F. Kennedy et George Patton. Tous les deux rentrent parfaitement dans ce modèle flamboyant de Camelot¹, assumant consciencieusement leur rôle de personnage hors du commun. Mais il suffit d'y regarder d'un peu plus près pour se rendre compte que ce ne sont en réalité que des hommes. Des colosses aux pieds d'argile en quelque sorte.


Ceci était alors l'un de mes thèmes pour Dune : Ne laissez pas tout votre esprit critique aux personnes au pouvoir, peu importe à quel point ces personnes puissent paraître admirables. Sous le masque du héros, vous trouverez un être humain sujet, comme tous les humains, à des erreurs. D'énormes problèmes apparaissent quand des erreurs humaines sont commises à l'échelle d'un super héros. Il arrive même que vous rencontriez d'autres problèmes.


On peut démontrer que le pouvoir tend à attirer des personnes qui veulent le pouvoir pour le simple fait de le posséder et qu'une part significative de ces personnes sont déséquilibrées - folles en un mot.


C'est de là que je suis parti. Si les héros sont pénibles, les super héros, eux, sont catastrophiques. Leurs erreurs entraînent trop de monde dans le désastre qui en découle.


Ce sont les systèmes eux-mêmes que je perçois comme dangereux. La systématique est un mot terrible et mortel. Les systèmes sont crées par des humains, des gens qui les utilisent. Les systèmes finissent par s'imposer et s'étendent alors sans fin. Ils sont pareils à une vague qui emporterait tout sur son chemin. La question est : comment apparaissent-ils ?


Tout ceci contient de la matière à drame, à divertissement - et je suis avant tout dans l'industrie du divertissement. C'est très bien d'inclure un message dans son histoire mais ce n'est pas l'ingrédient-clé du succès. Oui, on trouve des références à la société d'aujourd'hui dans Dune : corruption et pots-de-vin dans les plus hautes sphères, forces de police submergées par le crime organisé, agences de contrôle contrôlées par les gens qu'elles sont censées contrôler. La rareté de l'eau sur Dune est une analogie exacte à la rareté du pétrole. La CHOM est l'OPEC.


Mais ceci n'était que le commencement.


Alors que ce concept était encore très récent et présent dans mon esprit, je suis allé à Florence, dans l'Oregon, pour écrire un article sur un projet du ministère américain de l'agriculture. Le ministère était à la recherche de moyens pour contrôler les dunes. J'avais déjà écrit plusieurs articles sur les problèmes écologiques, mais mon concept de super héros me fit voir que l'écologie pourrait bien être le prochain cheval de bataille des démagogues et autres héros en puissance, des personnes attirées par le pouvoir et de toutes celles recherchant un pic d'adrénaline dans la proclamation d'une nouvelle croisade


Après tout, notre société est basée sur la culpabilité, culpabilité qui la plupart du temps ne sert qu'à cacher encore un peu plus les rouages de cette société et les solutions les plus évidentes. Un pic d'adrénaline peut créer une dépendance aussi importante que n'importe quel autre pic.


L'écologie, toutefois, suscite de vraies préoccupations et le projet mené à Florence m'a sensibilisé à ce que nous infligions à notre planète. J'ai pu appréhender le problème de façon globale, chaque partie de celui-ci reliée aux autres - écologie sociale, écologie politique, écologie économique. C'est une liste sans fin.


Même après toutes les recherches et le travail d'écriture effectué, je découvre encore de nouvelles nuances dans les religions, les théories psychanalytiques, linguistiques, économiques et philosophiques, dans la recherche sur les plantes, la chimie des sols, les métalangages des phéromones. Un nouveau sujet d'étude sort de tout ceci, un peu comme un esprit du chaudron d'une sorcière : la psychologie des sociétés planétaires.


Tout ceci m'amena à une profonde réévaluation de mes concepts originaux. Au début, j'étais prêt, comme n'importe qui, à accorder mon pas à celui des autres, à rechercher le péché et punir les pécheurs et même à devenir un leader. Je sentais que rien ne pourrait être plus gratifiant que de partir en croisade contre le journalisme à sensation, écrivant le livre qui réparerait les erreurs du passé.


Cette réévaluation souleva nombre de questions en moi. Je suis maintenant convaincu que l'évolution ou la dé-évolution, n'est jamais à cours de morts, qu'aucune société n'a jamais atteint un pinacle absolu et que tous les humains ne naissent pas égaux. Je crois que le fait d'essayer de créer une sorte d'égalité abstraite ne crée en fait qu'un bourbier d'injustices qui finit par se retourner contre ces chantres de l'égalité. Une justice égale et les mêmes opportunités pour tous sont des idéaux que nous devrions chercher à atteindre, mais nous devrions également reconnaître que ce sont les humains qui gèrent ces idéaux et que tous les humains n'ont pas la même compétence à le faire.


La réévaluation m'enseigna la prudence. J'abordai ce problème avec inquiétude. Il y avait plein de cibles visibles, une pléthore de fanatisme aveugle, d'opportunisme coupable auxquels décocher de douloureuses piques.


Mais comment en arrivons-nous là ? Qu'est-ce qui fait un Nixon ? Quel rôle l'agneau joue-t-il dans la création des puissants ? Si un leader ne peut admettre ses erreurs, alors ces erreurs seront dissimulées. Qui dit que nos leaders se doivent d'être parfaits ? Où cela est-il écrit ?


Prenez la fugue. En musique, la fugue est la plupart du temps basée sur un thème unique joué de différentes manières. Parfois, il peut y avoir des thèmes secondaires, des contrastes dans l'harmonie, le rythme et la mélodie. A partir du moment où une voix se superpose au thème principal, tout est pourtant parfaitement harmonisé.


Quels étaient mes instruments dans cette fugue écologique ? Les images, les conflits, les choses qui dépendent d'elles-mêmes et deviennent parfois des choses complètement différentes, les figures mythiques et autres créatures fantastiques de notre héritage commun, les produits de notre évolution technologique, nos désirs et nos peurs humaines.


Vous pouvez imaginer ma surprise lorsque j'ai appris que John Schoenherr, l'un des plus importants artistes et illustrateur de la vie sauvage, avait eu les mêmes idées et représentations que moi. Les gens ont du mal à croire que John et moi ne nous étions jamais rencontrés avant ses peintures sur Dune. Je peux vous assurer que ses peintures ont été une merveilleuse surprise pour moi.


Les Sardaukars sont comme ces pierres usées et érodées de Dune. Le ventre du Baron pourrait contenir un monde entier. Les ornithoptères sont des insectes chassant sur la terre. Les vers des sables sont des tarets² qui sont devenus monstrueusement grands. Stilgar porte sur nous le regard menaçant d'un mage, d'un shaman.


Ce qui me satisfait particulièrement, c'est de voir ces thèmes entrelacés, ces relations entre les images, à la manière d'une fugue, qui rejouent exactement la manière dont Dune prit forme


Comme dans une lithographie d'Escher, je me suis entouré de thèmes récurrents qui finissent par former un paradoxe. Le paradoxe central concerne la vision que les humains ont du temps. Qu'en est-il de la prescience de Paul - la fixation presbytérienne ? Pour que l'oracle de Delphes puisse réaliser ses prédictions, il devait se perdre dans une toile de prédestination. Pourtant, la prédestination nie la surprise et, en fait, définit un univers mathématique fermé où les limites sont toujours inconsistantes, se heurtent toujours à l'improuvable. C'est comme un koan, un paradoxe du bouddhisme zen. C'est comme lorsque Epimenides le Crétois affirme "Tous les Crétois sont des menteurs".


Chaque pas descriptif et limitant que vous faites conduit votre vision vers un univers encore plus large qui est lui-même contenu dans un univers encore plus large et ceci à l'infini, et également à l'infini dans le plus petit des univers. Peu importe la finesse avec laquelle vous divisez le temps et l'espace, la plus petite des divisions contient l'infini.


Ceci implique que vous pourriez trancher dans le temps linéaire, l'ouvrir comme un fruit mûr et voir les connexions résultantes. Vous pourriez devenir prescient, prédire l'avenir avec précision. Ceci ne relève une fois de plus que de la prédestination et du paradoxe.


La faille doit se trouver dans nos méthodes de description, nos langues, nos réseaux sociaux de croyance, nos structures morales et dans nos philosophies et religions - lesquelles transportent les limites implicites là où aucune limite n'existe. Après tout, Paul Muad'Dib ne fait que répéter ceci tout au long de Dune.


Voulez-vous une prédiction absolue ? Vous ne la voudrez qu'aujourd'hui avant de la rejeter demain. Vous êtes le conservateur ultime. Vous essayez de freiner le mouvement dans un univers infiniment changeant. Le verbe être fait de nous tous des idiots.


Bien sûr, il y au d'autres thèmes et intermèdes dans Dune et à travers toute la trilogie. Le Messie de Dune réalise une classique inversion de thème. Les Enfants de Dune augmente le nombre de thèmes joués en même temps. Je refuse toutefois de donner des réponses plus détaillées à cette mixture complexe. Cela correspond bien au modèle de la fugue. Trouvez vos propres solutions. Ne me considérez pas comme votre leader.


La prudence est bien entendu indiquée, mais pas la terreur qui empêche tout mouvement. Gardez votre calme. Si jamais quelqu'un vous demande si vous créez un nouveau culte, faites ce que je fais : courez aussi vite que vous le pouvez.

Frank Herbert





¹ : Ce terme est parfois utilisé aux Etats-Unis pour désigner l'administration Kennedy, en référence à la capitale légendaire et idéale du roi Arthur.

² : Les tarets (Teredo navalis) sont de petits mollusques marins qui creusent des galeries dans les bois immergés et les recouvrent ensuite d'une fine couche calcaire pour en faire leur habitat.

Source:   http://dune-fr.com
L'art est un travail ingrat,
mais il faut bien que quelqu'un le fasse.

Matou

Excellent, bravo Filo

On peut trouver la version originale de ce texte sur le site www.dunenovels.com :

Dune Genesis : http://www.dunenovels.com/news/genesis.html
Quand je suis plus faible que vous, je vous demande la liberté car cela s'accorde à vos principes; quand je suis plus fort que vous, je prends votre liberté car cela s'accorde à mes principes.
:userbar-dar2:

Filo

Oui je conseille à tous ceux qui comprennent l'anglais de lire la version originale de ce beau texte.
Nous savions déjà à quel point Frank Herbert était génial, visionnaire, pertinent et profondément créatif dans sa philosophie, mais ce texte nous l'illustre encore un peu plus.
Une intelligence acérée et généreuse, assurément.
L'art est un travail ingrat,
mais il faut bien que quelqu'un le fasse.

baron vlad

Intéressant :D , surtout quand il évoque l'écologie comme cheval de bataille des éxtrémistes (Noël Mamére est-il un démago? :ace_confused: ) et aussi les populations qui aiment mettrent à leur tête des "héros" pour faire de leur propre histoire un mythe. Je crois qu'on appelle ça l'irréalisme tragique. :evil:

fredo

Est-ce que l'un d'entre vous a déjà regardé à quoi ressemblait un taret ?

http://images.google.fr/images?hl=fr&lr=&q=shipworm&btnG=Rechercher

C'est vraiment un vers des sables en miniature !

Gorich

J'aime mieux les vers des sables que les tarets que tu as montré... mais bon, a choisir entre les deux a avoir sur notre planète, le choix n'est pas dur.

twistedmentattleilaxu

oui c'est sur que tant qu'à faire mieux vaut éviter les vers des sables ! :D

atr_

F.H. :
CitationNe me considérez pas comme votre leader.

Bah, le père le dit, le fils le fait (oups !  :oops: Moi, médisant ? Mé non ! :-D )

Citation(La prudence est bien entendu indiquée,) mais pas la terreur qui empêche tout mouvement
C'est la litanie contre la peure, ca ! :-D

CitationSi jamais quelqu'un vous demande si vous créez un nouveau culte, faites ce que je fais : courez aussi vite que vous le pouvez.
Bcp plus modeste que le Bon Docteur Azimov, en fait. Ah, qu'il me manque, lui. Tous les deux, en faite
nd there's no way to exchange information, I'll admit, without making judgments.