Auteur Sujet: [archive Le Monde] 1971/09/04 - Jacques Goimard - De l'anti-utopie aux mondes p  (Lu 7096 fois)

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note: il y a quelques coquilles d'OCRisation - Dune de Frank Herbert est juste mentionné
source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1971/04/09/de-l-anti-utopie-aux-mondes-paralleles_2460003_1819218.html



De l'anti-utopie aux mondes parallèles - 09.04.1971


L'ANTI-UTOPIE est dans doute le courant le plus respecté de la science-fiction, grâce à des romans fameux comme Quand le dormeur s'éveillera (1399) de Wells, Mous autres (1924) de Zamiatine, le Meilleur des Mondes (1932) de Huxley, 7984 (1949) d'Orwell et Sa Majesté des mouches (1954) de Golding.

L'anti-utopie repose toujours sur une profession de foi de pessimisme, non pas tant d'ailleurs au sujet de la science qu'au sujet de la nature humaine : quoi que puissent découvrir les savants, la société en fera toujours des instruments d'oppression. Tous les mythes de la tradition utopique y passent, celui de Robinson (chez Golding) comme celui du progrès ; l'humanité est vouée au totalitarisme, qui n'est qu'un miroir de ses principales tendances.

Une croyance crépusculaire

Les Anglais sont les grands spécialistes de l'anti-utopie, comme le montrent les livres énumérés ci-dessus ; mais ils ne sont pas les seuls sur le marché, et il faut saluer l'initiative de Gallimard qui nous offre une réédition de Nous autres (la précédente date de 1929) avec une préface de Jorge Semprun. Singulière préface, au demeurant, qui tente l'impossible identification de Zamiatine et de Trotski sous prétexte qu'ils ont été tous deux victimes de Staline ; c'est oublier que Zamiatine quitta le parti avant la révolution, entra dans le groupe des Frères Serapion - dont le manifeste, sous Lénine, prônait l'opposition " à la coercition oppressante et à l'uniformité de l'expression " - et vit son roman refusé par la censure en 1923, époque où Trotski était encore, sauf erreur, un des principaux membres du gouvernement soviétique. Interdiction compréhensible : ce n'est pas le stalinisme, mais bien l'idéal des révolutionnaires, en 1917, qui est attaqué dans Nous autres ; et s'il est vrai que la révolution a mal tourné (Semprun dixit), Zamiatine ne témoigne pas sur cette catastrophe, a posteriori, en combattant écœuré, mais, a priori, en individualiste désabusé, voire en " snob flegmatique " (1).

Nous autres est un livre un peu poussiéreux, écrit comme une utopie plutôt que comme un roman (et à ce titre passablement ennuyeux à lire), avec un scénario à la fois trop simple et trop souvent imité : dans une société totalitaire de l'avenir, un homme intégré est libéré par l'amour d'une femme révoltée, organise un complot qui échoue et se fait " reconditionner ".

Le véritable intérêt de ce livre n'est pas d'ordre romanesque mais poétique. Zamiatine est un héritier du courant décadent, et son pessimisme recouvre une prédilection morbide pour la souffrance et la mort, une croyance crépusculaire au déclin du goût de vivre et de la volonté d'agir : une de ses nouvelles de science-fiction, la Caverne (1918), évoquait déjà, non sans complaisance, l'agonie de Saint-Pétersbourg à l'aube d'une nouvelle période glaciaire. Nous autres n'est pas moins lugubre, et le mythe du " Mur vert ", au-delà duquel se cantonne la vie, exprime la nostalgie d'une plénitude inaccessible.

La grande nouveauté de ce roman, c'est que le bric-à-brac funèbre du romantisme fin de siècle y est remplacé par une éclatante lumière. Zamiatine, qui était ingénieur, a respiré l'idéologie scientiste à la source ; il a été bolchevik dans ses années folles ; son roman, comme l'univers qu'il représente, évoque l'esthétique futuriste par le goût de la simplicité, des contrastes vifs (de couleurs, de sons, de masses architecturales, etc.) et des harmonies rigoureuses définies par des rapports mathématiques. C'est cet univers trop brillant qui est devenu en 1917 (au-delà des malheurs du temps, qui, semble-t-il, ne l'ont pas touché profondément) le lieu de sa langueur, de son scepticisme secret, de sa solitude - et pour tout dire son tombeau. De là cette ambiguïté qui caractérise. Nous autres entre toutes les anti-utopies : le décor de l'utopie est encore posé, la grande espérance du dix-neuvième siècle n'est pas oubliée ; nous n'y trouvons pas un cauchemar mais un rêve, et c'est la réalisation de ce rêve qui en fait un cauchemar. Le goût de la mort ne saurait se satisfaire d'un monde en ordre.

Les femmes prennent le pouvoir

Une vision qui cherche à se faire passer pour une réflexion : tel apparaît le roman de Zamiatine, telle apparaît un peu toute l'anti-utopie. Des gens comme Huxley n'étaient guère qualifiés pour prédire l'avenir ; et les anti-utopies qui ont le moins souffert des injures du temps sont encore celles qui décrivent des avenirs très proches, ou même immédiatement réalisables, comme 1984 ou Sa Majesté des mouches.

Il est vrai que, depuis Huxley, les progrès de la prospective ont généralement inspiré aux romanciers un plus juste sentiment de leurs limites : les prophètes sont descendus de leurs trépieds, bien décidés à s'en tenir aux hypothèses gratuites qui sont plus spécialement de leur ressort. " Que se passerait-il (dans notre monde) si... ? " Telle est la formule de base de la politique-fiction. Lysistrata 80 (2), de John Boyd, raconte comment les femmes, après la mise au point de la parthénogenèse humaine, prennent le pouvoir et s'attaquent à la " solution finale du problème masculin ". Tout en dialogues et dépourvu de style, ce roman se boit comme de l'eau claire ; toutefois la scène finale, où une fille plus magnanime que les autres laisse la vie sauve à son amiral de père tout en lui ordonnant de porter la jupe, ne manque pas de mordant.

La grande limite de la politique-fiction, c'est l'obligation de s'en tenir à notre monde ; raconter l'avenir immédiat, cela relève presque du métier de reporter, et le style même de la politique-fiction est celui du journalisme à sensation. La formule propre à la science-fiction (" Que se passerait-il si... ? ") laisse une part beaucoup plus grande à la création littéraire, du simple fait qu'elle ne comporte aucune restriction. Sur le même problème que l'anti-utopie et la politique-fiction (où va notre notre société ?), la science-fiction peut faire beaucoup mieux : c'est ce que viennent de démontrer deux romans reposant sur le thème des univers parallèles, et remarquables par leur puissance d'invention.

Un totalitarisme secret

Dernier Vaisseau pour l'enfer (3) est une parfaite démonstration de la supériorité de la science-fiction sur la politique - fiction : son auteur, John Boyd, est également celui de Lysistrata 80. Il nous raconte ici une histoire calquée sur le scénario de Nous autres. Mais nous sommes dans un univers parallèle où le Christ est mort à soixante-dix ans et où l'Eglise, toute-puissante, a développé les techniques du conditionnement au point qu'un ordinateur est devenu pape. Il ne reste plus aux contestataires qu'à remonter le temps pour avancer la date du déicide et augmenter ainsi la quantité de liberté dans le monde. Cette plaisanterie un peu forte est complétée par une série de pirouettes au terme desquelles le personnage choisi pour jouer les Judas Iscariote finit par se demander si, tout compte fait, Dieu n'existe pas. Faut-il s'étonner que ce roman hautement contradictoire ait été dédié à la mémoire d'Henri VIII ?

Avec Pavane (4), de l'Anglais Keith Roberts, nous nous retrouvons très loin du registre du canular. L'Invincible Armada a envahi l'Angleterre, les réformateurs ont été écrasés. Quatre siècles après, la tyrannie papiste (ici décrite avec des accents profondément anglicans) a transformé la Terre. Ecrasés par le poids de la tradition, les humains vivent leur vie comme on danse une pavane, " une chose majestueuse et dénuée de signification " ; une série de nouvelles construites sur le même schéma nous racontent perpétuellement la même histoire : celle d'un adolescent (ou d'une adolescente) qui manque sa libération et meurt - ou devient un adulte sans illusions.

Au terme de cette description minutieuse d'un univers clos, on est tout étonné d'assister à une révolution réussie, et plus encore d'apprendre qu'il y a eu un autre univers avant celui-ci, avec sa Révélation et son Armada, qui a péri dans un cataclysme nucléaire. L'histoire serait-elle la répétition indéfinie d'une chaîne d'événements presque identiques, et dansant, eux aussi, la pavane ? L'auteur ne s'explique pas sur ce point, et ce silence déçoit : la science - fiction, même ésotérique, est toujours cohérente, et l'on a le sentiment que Keith Roberts a triché.

Dernier Vaisseau pour l'enter et Pavane sont des livres bien différents ; ils ont pourtant en commun d'être des représentations transposées (ou, si l'on veut, des " allégories ") du monde où nous vivons, et dont elles éliminent la liberté apparente pour en souligner le totalitarisme secret. Tous deux aussi s'accordent pour décocher leurs traits les plus acérés à l'Eglise catholique. La chose étonnera, en ces temps de contestation religieuse ; mais peut-être, après tout, s'agit-il seulement d'assouvir une vieille rancune anglo-saxonne.

Onze mille ans d'histoire

L'idée que l'homme n'affronte jamais d'autres problèmes que ceux qu'il se pose à lui-même relève d'une tradition typiquement humaniste. En réaction contre ce penchant narcissique de notre culture, la science-fiction admet depuis longtemps que l'histoire ne nous appartient pas par droit naturel, que l'homme peut un jour se heurter à l'inhumain, à l'autre, et que de cette confrontation il peut ne pas sortir vainqueur. Cette tendance, issue d'un autre roman de Wells (la Guerre des mondes), et de Capek, a dominé la science-fiction classique, celle des années 40 et 50, au point que les sociologues de service associent encore le genre à la peur de l'avenir.

La vogue actuelle de la science-fiction nous vaut une série de rééditions de romans de cette époque : pas toujours très bien écrits, mais pas si épouvantés non plus, et parfois impressionnants de courage au contraire quand ils abordent en face les problèmes les plus difficiles - ceux que les écrivains plus concertés contournent avec soin. Guerre aux invisibles (5) d'Eric Frank Russell développe l'idée que les hommes, sans s'en douter, sont les esclaves d'êtres impalpables qui se nourrissent de leurs émotions et les incitent à la violence pour apaiser leur faim (car les hommes sont naturellement bons). Encore ces invisibles vivent-ils en symbiose avec nous ; beaucoup moins accommodants sont les extra-terrestres que décrit Jacques Sternberg dans La sortie est au fond de l'espace (6), chef-d'œuvre de la science-fiction belge.

D'autres romans, plus proches de la problématique humaniste, laissent entendre que l'homme n'a pas de pire ennemi que lui-même, et que l'autre est peut-être là pour le sauver. Dans les Humanoides (7), de Jack Williamson, ce sont des robots qui épargnent à l'humanité les conséquences de ses instincts agressifs. Dans 4 la poursuite des Slans (8), d'A.-E. Van Vogt, un mutant persécuté, nouvelle incarnation du héros romantique, résiste à l'hostilité des hommes qui lui ont donné naissance. Dans Demain les chiens (8), de Clifford Simak - le chef-d'œuvre de ce courant de la science-fiction, - tous les thèmes s'entremêlent dans un récit étalé sur onze mille ans d'histoire, au cours desquels nous assistons aux démissions successives des hommes, à la montée des chiens et des robots, à la renonciation au meurtre et à la guerre, à l'évasion finale vers des univers parallèles. Une soif extraordinaire de quiétude et de paix souffle sur ce livre.

L'imagination d'un physicien en délire

La science-fiction n'a pas inventé le conflit de l'individu et de la société ni celui de l'homme et de l'inhumain : le Rouge et le Noir pour le premier. Moby Dick pour le second, attestent que ce sont là des sujets classiques. S'il fallait désigner le thème le plus original de la science-fiction, nous opterions pour les histoires situées sur des planètes étrangères où l'homme n'est pas à sa place, où peut-être il ne peut pas survivre et où il n'intervient guère que comme témoin. Ces univers clos et insolites sont devenus la spécialité de la collection " Ailleurs et demain " (Laffont) avec Ose de Philip José Farmer, Un monde d'azur de Jack Vance, Dune de Frank Herbert, et maintenant, coup sur coup, trois nouveaux romans sur le même thème.

Et la planète sauta... (9) de B. R. Bruss, publié pour la première fois en 1945, est un de ces livres qui sauvent l'honneur de la science-fiction française. Très influencé par Wells, mais non par la science-fiction américaine (alors ignorée en France), il repose sur l'hypothèse que les astéroïdes sont les débris d'une planète détruite, et que ce sont ses propres habitants qui ont fait sauter, victimes à la fois de leurs conflits insolubles et de leur technologie avancée.

Ecrit dans la lancée des premières bombes atomiques, ce livre avait évidemment valeur d'apologue, et la " cinquième planète " qui nous y est décrite a de nombreuses ressemblances avec la Terre. Les deux autres romans ont une ambition plus téméraire : celle de poser, chacun à sa manière, des problèmes radicalement étrangers à l'humanité.

Question de poids (10) est le chef-d'œuvre de Hal Clement, spécialiste de la science-fiction technique à la Jules Verne. Nous sommes sur une planète où la gravité vaut trois fois celle de la Terre à l'équateur, neuf cents fois au pôle. Comment des voyageurs terriens s'y prendront-ils pour récupérer une sonde perdue au pôle ? Ils tiennent la gageure, et Hal Clément aussi - en jouant le jeu, et sans inventer de substance miraculeuse : jamais l'imagination d'un physicien en délire n'était allée aussi loin dans la description d'un univers paradoxal.

La Main gauche de la nuit (11) d'Ursula K. Le Guin (prix Hugo 1970), relève des tendances les plus récentes de la science-fiction. La planète où se situe l'histoire diffère peu de la Terre, sauf par son climat glaciaire, mais les êtres qui la peuplent sont radicalement étranges : ils n'ont qu'un seul sexe et assument tour à tour les rôles masculin et féminin. Quelles règles sociales, quelle culture, quelle vie intérieure peut sécréter un tel univers ? La description qui nous en est donnée vaut surtout par ses qualités poétiques, mais elle ne manque pas de cohérence et ouvre elle aussi sur l'apologue : la main gauche de la nuit, c'est le jour, et l'ambivalence sexuelle n'est que l'allégorie de l'ambiguïté morale. Voilà sans doute le livre de science-fiction le plus beau et le plus neuf du moment.

JACQUES GOIMARD.


(1) Trotski, cité par Semprun lui-même.
(2) Stock, 256 p.. traduit de l'américain par Claude Elsey, 18 F
(3) Denoël, 256 p.. traduit de l'américain par Jane Fillion, 8,20 P.
(4) Club du livre d'anticipation, 24, rue de Mogador. Paris-9e.
(5) Denoël, 224 p., traduit de l'anglais par Renée et Jean Rosenthal, 8,20 F.
(6) Denoël, 250 p., 8,20 F.
(7) Stock, 256 p., traduit de l'anglais par Philippe Stern, 18 F
(8) " J'ai lu ".
(9) Robert Laffont, 16 F.
(10) Id., 20 F.
(11) Id., 22 P.



« Modifié: février 06, 2014, 03:43:05 pm par ionah »