Bonjour
Il y a une dissonance qui m'a toujours frappé dans le cycle de Frank Herbert qui concerne le but ultime du Bene Gesserit tel qu'il nous est présenté.
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Nous allons dire que pour sauver le genre humain (ou l'Europe au choix) le femmes parient sur un travail d'équipe quand les hommes recherchent l'homme providentiel qui pourra les sauver (quitte à se battre les uns contre les autres pour le trouver).
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Comment un ordre matriarcal comme le Bene Gesserit peut avoir comme but ultime la recherche d'un homme providentiel ?
Ça ne colle pas, je n'ai jamais pu y croire et aujourd'hui je sais pourquoi cette disharmonie sonne dans ma tête à chaque fois que ce but ultime est évoqué dans le cycle.
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Mais créer un "homme providentiel" uniquement pour savoir ce qui se passe derrière les portes d'un collectif mémoriel auquel elles n'ont pas accès, je ne peux y croire.
Qu'en pensez-vous ?
Tu poses là de savoureuses questions. Te répondre avec nuance demanderait des pages entières et des citations précises, aussi tu excuseras le caractère peu documenté de la (1ère) réponse que je te livre ce matin.
Poser la question des buts ultimes du
Bene Gesserit, c'est poser la question du rapport au
pouvoir. Dans l'univers de Dune, tout est question de pouvoir, toute chose, même la plus insignifiante, semble en relever et l'altruisme n'y a apparemment guère sa place.
Le
Baron et sa lignée incarnent cette logique jusqu'à l'absurde. Leur avidité, leur frénésie, leur soif inextinguible d'amasser de la puissance, des biens ou de la jouissance relève de la psychopathologie. À aucun moment pour eux ne se pose la question du pourquoi. Ils jouissent et abusent sans entraves de leur pouvoir absolu. Ils ne se posent pas vraiment la question de la transmission de leur héritage et ils n'ont que faire de la trace qu'ils laisseront auprès des générations suivantes. L'Histoire est faite pour être réécrite. Seul le présent compte. Ils usent et abusent, dévastant les ressources naturelles, pillant, asservissant et dilapidant tout ce qu'ils peuvent atteindre.
À l'inverse, le
Duc incarne une autre logique du pouvoir. Elle n'est pas exempte d'excès ou d'erreurs mais elle est fondamentalement tournée vers le service des autres : la famille régnante, le clan, les vassaux & alliés, les sujets. La loyauté et la fidélité exacerbée des serviteurs du Duc fait écho au gouvernement bienveillant et comme paternel du titulaire de l'anneau ducal. Ce pouvoir s'inscrit donc dans une continuité : familiale, filiale, dynastique. Nous ne sommes pas très loin d'une vision moderne de l'État de droit, de sa continuité et de ses engagements.
Le
Bene Gesserit constitue en quelque sorte l'aboutissement de la logique politique entrevue précédemment. C'est un collectif. Ce collectif est millénaire. Il ne se confond pas avec les intérêts immédiats de sa Mère Supérieure. Je dirais même plus : la Mère supérieure n'existe que pour servir le Collectif.
'I am Bene Gesserit: I exist only to serve'
'We truly exist only to serve.'
L'expression n'est pas anodine. D'autres diront "servir" les Atreides ou le Dieu-Ver (
But I do serve God)... mais rien ne saurait se comparer au rapport qui lie une Soeur avec l'Ordre. En vérité, la notion d'individualité y est réprimée au possible, le collectif primant sur toute autre considération, affection ou loyauté. Une BG n'est loyale qu'envers le BG. Le BG ne sert que le BG. Ni les compagnonages de circonstance, ni les soumissions formelles (sous Leto II), ni d'anciennes alliances (de temps immémorial l'Empire fut assisté par une Diseuse de Vérité) ne sauraient faire oublier cette réalité ultime : l'Ordre du BG n'a d'autre loyauté qu'envers lui-même.
On comprend alors le scandale de la trahison de Dame Jessica. Dans cette société parfaite de moniales-amazones dévouées corps et âme à l'intérêt collectif de l'Ordre, voilà qu'une des leurs, et sur laquelle tant d'espoirs séculaires reposaient, fit le choix de son insignifiant ego succombant à la faiblesse d'un amour contingent et à l'orgueil paternel d'une filiation agnatique... Doublement coupable aux yeux de ses anciennes Soeurs. Triplement même, si l'on y ajoute l'engendrement de l'Abomination ....
Une armée de Jésuites sans Pape, des moniales tibétaines sans Dalaï Lama, des vestales sans Pontife suprême. La Mère Supérieure comme ses Révérendes mères commandent moins à l'Ordre qu'elles ne lui obéissent, sacrifiant jusqu'à leurs vies à ce qu'elles estiment être leur devoir suprême. Un monolithe de volontés individuelles toutes dirigées vers un même horizon. Et quel horizon ! Survivre ! Survivre & transmettre à tout prix, comme ces
seven million six hundred twenty-two thousand and fourteen Reverend Mothers dont les Mémoires Secondes furent sauvées à Lampadas.
Une Révérende Mère n'existe pas que dans un seul plan de l'existence. Grâce à ses soeurs, elle a accès à un passé pluri-millénaire. Elle vit quotidiennement dans ce terrifiant continuum temporel qui peut la conduire aux portes de la Préhistoire. C'est dire si le temps long est un concept hautement compris et vécu au sein de l'Ordre.
Or voilà que nous apprenons très vite, dès le premier chapitre de
Dune, que le genre humain n'est pas un tout et qu'il faut distinguer en son sein les "humains" des "animaux". Un peu plus loin dans le récit, nous apprenons aussi que l'Ordre est entièrement dévoué à un "
scheme of selective breeding" conduit depuis plus de 90 générations avec le secret espoir de donner naissance à un Kwisatz Haderach,
un Bene Gesserit mâle :
'I seek the Kwisatz Haderach, the male who truly can become one of us.'
A aucun moment, il n'est question d'y voir un pantin ou un fantoche manipulé par l'Ordre. Non que l'Ordre ne soit pas familiarisé avec l'idée. Les annales de l'Empire Corrino sont pleines de cabales et de coups d'État conduits secrètement par ces Machiavel en jupons... Mais justement, là est l'enjeu.
L'Ordre du BG n'est pas un individu qui poursuivrait des buts limités à l'aune de son ego ou de ses illusions. C'est un essaim d'abeilles où chacun sait quel rôle il doit jouer. Dans cette perspective, l'idée que le KH refuse de remplir ses devoirs envers le collectif est une aberration. Peu importe qu'il détienne un penis susceptible de lui obscurcir le jugement. L'idée que "
breeding & training" suffisent à faire une personnalité ne fait de doute pour personne. Voilà comment ce qui nous apparaît être un dangereux pari sur l'avenir fut vécu par ses promotrices comme une évidence. Le KH ne devait être ni le jouet, ni le tyran de l'Ordre. Il devait tout naturellement s'y fondre, s'y dévouer et partager la conscience collective de la sororité. Et par lui, par son entremise, l'Ordre arriverait finalement à accéder à ce trésor de mémoires mâles de l'Autre Mémoire. Mieux encore : plus qu'une réunification du capital mémoriel légué par le temps, le KH aurait ouvert à l'Ordre la capacité de prescience, d'anticipation du futur : expérience & prévision, recul & anticipation.
Mais à quoi bon tant de pouvoir ? Pourquoi tant sacrifier à une telle recherche, tant de générations de chercheuses et de progénitrices patiemment guidées par des Mères Kwisatz ? Faut-il que le BG soit tombé dans les mêmes travers vulgaires que les Harkonnen ? Non, bien sûr que non. Nous avons vu que l'immédiateté et le présentisme ne faisaient pas partis du vocabulaire de ces dames. Alors ? À quoi bon un KH ? À quoi bon préparer sa venue par cet incroyable programme de propagande et d'acculturation qu'est la
Missionaria ?
Parce que rien n'est plus solide, rien n'est plus durable que les systèmes religieux. Les empires, les royaumes, les théocraties s'effondrent ou se dispersent comme grains de sable au vent. Seul l'espoir subsiste et résiste à tous les traumatismes, toutes les révolutions, tous les changements technologiques. L'espoir, c'est-à-dire la venue du Messie.
On aura donc bien compris que le BG n'attend en rien un homme providentiel dont il n'aurait rien à faire, mais prend grand soin d'en cultiver l'attente, escomptant bien qu'il trouvera dans cette adhésion un instrument efficace à la réalisation de sa politique.
Est-ce à dire que le BG envisageait de rompre avec le vieux principe (taoiste) de non-participation directe au pouvoir ? C'est possible. Je l'ai dit, le vieux compagnonage avec les Corrino était précaire. L'idée d'installer un BG mâle sur le trône était fort possible. J'imagine aussi qu'une nouvelle forme de pouvoir aurait pu être imaginée. Un pouvoir plus diffus, moins directement palpable, et en même temps infiniment plus contraignant, voire totalitaire : une autorité messianique, une crosse relayée par des myriades de Soeurs ...
5000 ans se passent. Pour les descendantes de Siona installées à la tête de l'Ordre, il n'est plus question de reproduire l'expérience. Trop d'aléas, de paramètres non maîtrisés, de dévoiements catastrophiques et pour quel résultat !? L'ambition vulgaire d'un seul. D'un Tyran convaincu de mieux savoir que tout le monde ce qui était bon pour l'humanité. Ah les tyrans ont bien de l'humour ! ^^ L'Ordre a compris que la connaissance du futur loin d'aider à anticiper, n'était qu'un frein à la prise de décision ou une gangue obligeant à figer artificiellement le réel dans un présent immuable. L'Ordre a aussi compris que
le bien commun pouvait tout à fait se passer de rechercher des solutions parfaites à des problèmes qui n'ont pas encore commencé. On comprend alors (dans les 2 derniers volumes du Cycle) que le but de l'Ordre a toujours été marqué par le souci altruiste d'améliorer ce qui pouvait l'être dans une société ensauvagée, brutalisée et livrée à la prédation des féodaux. Étrange machine à comploter, d'une efficacité rarement démentie, le BG était loin d'être une faction parmi d'autres. Le BG était bien plus qu'une faction et chacun de ses membres (jusqu'au plus humble servant) avait une haute conception de sa place dans la société ... Derrière l'écume des plans dans les plans se découvre une institution toute entière dévouée au collectif, pratiquant le sacrifice et l'abnégation à son plus haut degré, cultivant ses vertus de modestie, d'austérité, d'application scientifique, de retenue dans l'expression des émotions. Tout l'inverse des Harkonnen. L'exact opposé des Honorées Matriarches.
Il n'y a donc pas de
changement des buts et motivations de l'Ordre comme j'ai pu le lire ici ou là. Il y a une profonde continuité de la politique conduite avec les inévitables adaptations aux moeurs du temps : à l'heure du féodalisme, infiltrer, contrôler et rallier à soi les plus puissantes lignées ; puis à l'âge post-Atreides marqué par la déconcentration du pouvoir et une relative démocratisation de la société (nous ne sommes plus dans le cadre des faufreluches) s'investir plus visiblement dans l'espace public, conseiller, protéger et le cas échéant punir.
La bonhommie paternaliste d'Odrade est moins décalée qu'on ne le pense de la rudesse d'une Mohiam. L'une et l'autre ont vu le danger qui menaçait l'humanité : l'hubris du messie et de son vermiforme rejeton comme celui du gang de péripapéticiennes dévoyées ... L'une et l'autre voyaient le genre humain comme un
cheptel à gérer, améliorer, protéger. Disons, pour nuancer le comparatif, que la première avait un lecture plus christique et la seconde un regard plus nietzschéen sur la qualité dudit cheptel. ^^
Ne jamais dépendre d'un seule volonté mais servir tout le monde : finalement, Leto II en offrant à la descendance de Siona la capacité à échapper à l'oeil inquisiteur du prescient a fini par rejoindre dans la mort la farouche indépendance d'esprit de l'institution femelle.