Auteur Sujet: [archive Le Monde] 1973/03/08 - Jacques Goimard - Le riche bilan d'une année  (Lu 7037 fois)

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note: il y a quelques coquilles d'OCRisation, Dune de Frank Herbert est juste mentionné
source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1973/03/08/le-riche-bilan-d-une-annee_2549565_1819218.html



LE RICHE BILAN D'UNE ANNÉE - 08.03.1973

JAMAIS, sans doute, on n'avait tant publié de science-fiction en France que depuis un an. La matière est si abondante qu'on ne peut l'aborder sans la classer, ne serait-ce que pour fixer les idées. Nous distinguerons, avec une part d'arbitraire difficile à éviter, entre les anciens, les classiques et les modernes.

LES MODERNES

I) La science-fiction actuelle, celle qui s'est cristallisée dans les années 60 aux États-Unis et en Angleterre et entraîne le genre jusqu'aux limites de l'avant-garde littéraire, est représentée par une douzaine de publications. Il y a eu des révélations retentissantes : Norman Spinrad avec Jack Barron et l'éternité (Laffont). John Brunner avec Tous à Zanzibar (Laffont) et l'Orbite déchiquetée (Denoël), Michael Moorcock (1) avec Voici l'homme (la Proue, Lausanne) et le Navire des glaces (Opta), John T. Sladek avec Méchasme (Opta). D'autres auteurs, déjà connus du public français, se sont brillamment confirmés : Roger Zelazny avec Royaumes d'ombre et de lumière (Denoël) ; Robert Silverberg avec la Tour de verre (Opta) ; Thomas Disch avec Au cœur de l'écho (Denoël) ; Frank Herbert avec le Messie de Dune, suite du célèbre Dune (Laffont). Notons le quasi-monopole de deux éditeurs plus hardis que les autres, Laffont et Opta, avec quelques efforts chez Denoël. Notons surtout l'absence des auteurs français dans le palmarès, mise à part une tentative peu concluante de Daniel Walther, dont nous attendions mieux : Mais l'espace... mais le temps... (Bodson, Mulhouse). La science-fiction moderne est encore chez nous un produit d'importation.

LES CLASSIQUES

II) Nous appelons classiques les auteurs anglo-américains révélés entre 1930 et 1960 environ, ainsi que leurs imitateurs français ou étrangers : ce sont eux qui ont fait de la science-fiction ce qu'elle est aujourd'hui, et l'explosion actuelle du genre aurait été impossible sans leur fécond travail de mise en place.

Cette génération est surtout représentée sur le marché français par des rééditions, reprises pour la plupart du défunt Rayon fantastique (Hachette, Gallimard). Le mouvement a commencé dans la collection " J'ai lu " (Books, Flammarion), qui a continué son effort en 1972 avec Shambleau, de Catherine Moore, les Robots d'Isaac Asimov, l'Empire de l'atome, le Sorcier de Linn, les Armureries d'Isher et les Fabricants d'armes d'A.-E. Van Vogt, l'auteur maison ; mais Denoël s'installe à son tour sur le marché avec une demi-douzaine de volumes, dont les plus remarquables sont la Cité et les Astres d'Arthur Clarke et Déjà demain d'Henry Kuttner et Catherine Moore ; Laffont se contente d'un titre, mais excellent : Limbo de Bernard Wolfe.

Il ne manque pourtant pas d'inédits de cette période, mais bien peu ont attiré les éditeurs français : mentionnons un classique longtemps attendu, les Derniers et les Premiers d'Olaf Stapledon (Denoël) et le célèbre Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes (" J'ai lu "). Les auteurs des pays de l'Est, fortement marqués par les classiques américains, ont leur place ici, notamment le Polonais Stanislas Lem dont on vient de publier coup sur coup deux volumes : l'Invincible (Laffont) et Éden (Marabout), ce dernier gâché par une traduction épouvantable.

La distance n'est pas toujours si grande entre les classiques et les modernes, comme en témoigne Limbo déjà nommé et la brillante anthologie d'Alain Doremieux, Territoires de l'inquiétude (Casterman). Les récits choisis relèvent de l'insolite et non de la science-fiction, mais tous les auteurs sont des écrivains de science-fiction : des classiques comme Sturgeon, Matheson ou Beaumont sont mêlés à des modernes comme Disch, Ballard ou Ellison. Un authentique malaise se dégage de ces pages, malaise très commun dans la science-fiction actuelle mais qui eut ses précurseurs chez les classiques, ainsi que le montre Alain Doremieux.

LES ANCIENS

Dans ce qu'on pourrait appeler la science-fiction archaïque (c'est-à-dire antérieure aux classiques anglo-saxons), les principaux textes ont déjà été publiés en français, sauf quelques exceptions comme Avant l'aube, de John Taine (1934), qui vient seulement d'être traduit et n'a d'ailleurs rien d'exaltant. (La Proue, Lausanne.)

Nous sommes donc ici sur le terrain d'élection des rééditions, qui se montent à une douzaine dans l'année. Denoël (" Présence du futur ") remonte très loin avec Star ou Psi de Cassiopée, de C.I. Defontenay (1854) et avec le Nuage pourpre, de M. P. Shiel (1901 : la précédente édition française remontait à 1913). Les autres éditeurs s'en tiennent à l'âge d'or du " roman scientifique " français (vers 1910-1945) : chez Marabout, c'est la Force mystérieuse, de J. H. Rosny aîné (1912) et les Hommes frénétiques, d'Ernest Perochon (1925) ; chez Filipacchi, le Péril bleu, de Maurice Renard (1910) ; à Edition spéciale, les romans de Régis Messac qui ont été critiqués dans ces colonnes par Roland Stragliati et auxquels s'ajoute Valcretin qui vient d'être réédité ; chez Laffont, l'Œil du purgatoire, de Jacques Spitz (1945), et la Chute dans le néant, de Marc Wersinger (1946). Ces auteurs sont tous de qualité, parfois même de très grande classe comme Rosny aîné.

Reste la collection spécialisée fondée l'été dernier chez Albin Michel, et qui a fait un bon démarrage puisqu'elle aligne déjà une dizaine de titres. Elle est animée par Georges H. Gallet, un des co-directeurs du défunt Rayon fantastique, et par Jacques Bergier. Cette collection arrive trop tard pour rééditer le Rayon fantastique (à laquelle elle n'emprunte qu'un titre : la Flamme noire, de Stanley Weinbaum), mais il est visible qu'elle veut le continuer. Ainsi son programme se situe-t-il à cheval sur la science-fiction archaïque (Triplanétaire, d'E. E. " Doc Smith ") et la science-fiction classique des Prairies bleues, d'A. C. Clarke), avec une incursion décevante chez les modernes (le Monstre sous la mer, de Frank Herbert). Le choix des titres aurait fait son petit effet en 1952 ; en 1972, les raffinés trouveront qu'il manque un peu d'ambition. Notons que cette collection publie des textes français, dont l'un au moins est d'envergure : le Mur de la lumière, de Nathalie Henneberg, qui est une réédition d'An premier, ère spatiale, jadis publié dans Fiction (ce que l'éditeur oublie de préciser).

Cette rapide analyse, nous l'espérons aura fait sentir l'ampleur du malentendu. Les lecteurs veulent de la science-fiction et les éditeurs l'ont compris. Mais la plupart des éditeurs, apparemment, ne savent pas très bien où est la science-fiction vivante et recourent aux valeurs sûres, c'est-à-dire le plus souvent aux rééditions (Robert Laffont et Opta).

Mais la science-fiction actuelle est d'une richesse sans commune mesure avec les époques précédentes. Et surtout la science-fiction d'aujourd'hui est adaptée aux problèmes d'aujourd'hui, c'est elle qu'attendent les nouvelles couches de public - sans toujours s'en apercevoir clairement. Il est vrai que la science-fiction est devenue très sophistiquée, qu'elle a créé, presque en vase clos, son propre langage et qu'elle requiert maintenant une initiation : les Triplanétaire et les Voyage fantastique continueront à jouer leur rôle comme abécédaires du genre. Mais très vite les nouveaux lecteurs en arriveront aux Jack Barron et aux Méchasme, ainsi qu'à beaucoup d'autres livres que les éditeurs français auront peut-être le bon sens de faire traduire, si du moins ils surmontent leur timidité.

JACQUES GOIMARD


(1) Cet auteur était déjà connu en France par sa saga d'Elric le Nécromancien (Opta), qui relève de l'héroïc fantasy et non de la science-fiction.



« Modifié: février 06, 2014, 03:43:25 pm par ionah »