[archive Le Monde] 1970/10/23 - Jacques Goimard - Le pouvoir des mots

Démarré par ionah, Février 06, 2014, 11:46:45 AM

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ionah

#1
note: il manque les notes de bas de pages et il y a quelques coquilles d'OCRisation
source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1970/10/23/le-pouvoir-des-mots_2661570_1819218.html




Le pouvoir des mots - 23.10.1970

LA science-fiction, c'est un peu comme le monstre du loch Ness : tout le monde en parle, mais personne ne sait au juste ce que c'est. Le baccalauréat de l'an dernier l'a bien montré : rien n'égalait l'embarras des candidats conviés à disserter du genre, si ce n'est la confusion des correcteurs chargés de les juger. Il faut pourtant qu'il y ait une définition, ou plutôt un code, comme en génétique, puisque les amateurs savent reconnaître le genre, et sans risque d'erreur.

On peut remarquer d'abord que la science-fiction ne se confond pas avec le roman scientifique en dépit de sa malencontreuse dénomination. La variété Andromède, de Michael Crichton (1), raconte l'arrivée sur la Terre actuelle d'un virus venu du cosmos ; la riposte des savants chargés de maîtriser le fléau nous est décrite avec une précision et un sens du suspense qui font penser à la politique-fiction, c'est-à-dire en fait aux techniques journalistiques. Fort bon roman, mais où les amateurs ne reconnaîtront pas leur genre favori : avoir peur des virus extra-terrestres, c'est bon pour le grand public, et l'éditeur français ne s'y est pas trompé, qui a publié ce livre dans sa collection " Best-sellers " et non dans sa collection de science-fiction.

En revanche. Des hommes et des monstres, de William Tenn (2), est bien un roman de science-fiction, et de la bonne cuvée, comme on peut s'en convaincre dès les premières lignes :

" L'humanité se composait de cent vingt-huit personnes. Par le seul jeu de la poussée démographique, cette si vaste horde suffisait depuis longtemps déjà à peupler plus d'une douzaine de tranchées. "

Rien de scientifique là-dedans, et surtout rien de réaliste : l'auteur s'est contenté de pulvériser en une phrase le monde que nous connaissons ; et il a commencé à en construire un second sans nous laisser le plus petit répit pour digérer notre surprise.

Comment faire de la science-fiction ? Le plus simple est de la traiter comme un jeu de société. Un beau jour de l'année 1941, John W. Campbell Jr., le légendaire rédacteur en chef d'Asfounding, soumettait à Isaac Asimov, alors novice dans le métier, la phrase suivante d'Emerson :

" Si les étoiles devaient briller une seule nuit au cours d'un millénaire, comment les hommes pourraient-ils croire et adorer, et conserver pendant des générations le souvenir de la cité de Dieu ? "

Asimov se contenta de prendre Emerson au pied de la lettre, et décrivit une planète où les étoiles brillent une fois tous les mille ans, avec toutes les conséquences religieuses et culturelles que pouvait comporter ce phénomène. Il en sortit une admirable nouvelle. Quand les ténèbres viendront, placée aujourd'hui en tête du recueil du même nom (3).

Donner aux mots un empire absolu sur les choses, tel est le principe général de la science-fiction. L'extrapolation scientifique n'en est qu'une application parmi d'autres, et ses mérites spéculatifs ne suffisent malheureusement pas toujours à en assurer la qualité littéraire : Grains de sable, de Hal Clément (4), et Le long labeur du temps, de John Brunner (5), sont des livres pleins d'idées, le premier sur le plan technologique, le second sur le plan sociologique, ce qui ne les empêche pas d'être parfaitement insipides.

La véritable vocation de la science-fiction n'est pas d'asservir l'écrivain aux données scientifiques mais de le libérer du quotidien et de lui permettre de chercher plus commodément sa propre vérité. La science-fiction permet même à qui le désire d'édifier un univers à son image, comme la poésie : fonction prométhéenne qui est à la mesure des plus grands, un Van Vogt, un Sturgeon, un Leiber, un Dick, et à laquelle Frank Herbert tente à son tour de s'égaler dans Dune (6).

La planète Dune est habitée par des vers géants dont les excréments, accumulés depuis des temps immémoriaux, ont produit le sable qui la recouvre entièrement. Son climat est si aride que les hommes n'y peuvent survivre qu'en recyclant l'eau de leur transpiration grâce à des vêtements spéciaux ; ils ne laissent couler leurs larmes que dans des cas exceptionnels, et on les considère alors comme un témoignage non de tendresse mais de générosité (car l'eau coûte assez cher pour servir d'étalon monétaire).

Le roman est entièrement placé sous le signe de la rétention : l'humanité future est présentée comme conservatrice et dotée de caractères que nous avons coutume de prêter aux sociétés archaïques ; les individus y cultivent avant tout le self-control, le combat défensif et l'expression indirecte du mépris ; ils économisent même leur semence, et certains n'auraient jamais fait d'enfants sans les pittoresques ruses d'une société secrète féminine vouée à l'amélioration génétique de l'espèce (et qui d'ailleurs n'arrive pas toujours à ses fins : les citations par lesquelles débutent les chapitres sont attribuées à une certaine princesse Irukm, dont je ne veux pas... déflorer la triste histoire, mais qui aurait sans doute moins écrit si elle avait plus enfanté).

L'auteur fait chorus, et son écriture, lentement distillée, rend presque statique un roman où il se passe beaucoup de choses ; 11 pousse l'avarice jusqu'à ne révéler qu'en appendice des éléments capitaux pour l'intelligence de l'action. Nul doute qu'il n'appartienne à la race des grands obsédés, plongés dans un enfer sans remède et enclins à se dire, à l'instar de Faulkner : " IL n'y a pas d'issue - nous payons la violence de nos ancêtres " (page 156). De là le souffle tragique qui balaie le roman, à travers les massacres et l'étonnante préscience de la plupart des personnages quant à leur atroce destin. Dune est peut-être un brin laborieux par endroits, mais, tel qu'il est, c'est un grand et beau livre.

Avec le Disque rayé, de Kurt Steiner (6), nous descendons d'un coup jusqu'au fond du cauchemar. Un amnésique se trouve plongé dans un monde étrange et inhospitalier, d'où il ne sort qu'au moment de mourir. Trois fois de suite la même histoire se répète, sans autre effet que de rendre l'environnement plus inhospitalier encore : à l'humanité régressive succédera une humanité corrompue, puis une humanité contrôlée par un ordinateur. Quelle catastrophe a pu provoquer l'amnésie initiale ? Le troisième épisode nous l'explique, en mettant le héros en présence de... lui-même avant sa perte de mémoire : personnage miné par le souvenir d'une maîtresse perdue, cherchant à se fuir lui-même et fort capable, à ce titre, de provoquer le choc libérateur, même au prix d'un destin pire que la damnation.

Les paradoxes de ce livre reposent sur le voyage dans le temps, thème un peu cérébral mais qui, bien utilisé (comme c'est le cas ici), donne au romancier un maximum de liberté. L'avertissement reçu de l'au-delà est un thème fantastique courant ; mais il est clair qu'il gagne beaucoup lorsque le message est porté par le destinataire lui-même, âgé de quelques jours de plus. Et il gagne plus encore lorsque le porteur, par la faute d'une malencontreuse amnésie, ne sait pas quel drôle de bonhomme il va essayer de convaincre, ni quelles précautions il aurait fallu prendre. Le dialogue de chaque homme avec son inconscient, qui se poursuit tout au long de la littérature, avait rarement trouvé une formulation plus diabolique et plus subtile ; c'est ici un dialogue de sourds, qui tourne sans fin comme un " disque rayé ".

Avec cela, Kurt Steiner est un maître de l'insolite, ou plutôt de l'incongru : un ciel couvert de ratures, une lune à laquelle il manque un morceau, un homme condamne a mort pour avoir marché sur son ombre, voilà des choses qui n'arrivent que dans ses romans. On n'en regrettera que plus les négligences d'écriture et les passages à vide qui empêchent le Disque rayé d'être ce grand livre de science-fiction que Steiner nous donnera peut-être un jour - ou qu'il est, en tout cas, l'un des très rares Français à pouvoir nous donner.

JACQUES GOIMARD.