À partir du moment où on fait le choix de lire "le Cycle" comme un tout, on est presque obligé de réévaluer la place de chacun et de chaque chose à l'aune de l'ensemble.
Dune, le cycle de Paul ? Uniquement si on s'en tient à la Première Trilogie.
Dune, le roman d'Arrakis ? ...jusqu'à ce que Chapterhouse lui succède dans la Seconde Trilogie.
Finalement, 3 éléments tiennent d'un bout à l'autre du Cycle, soit sur plus de 5000 ans : une institution (le BG), une parenté (les Atreides), un collectif (l'Humanité).
Je pense que cette triple combinaison peut nous aider à faire sens.
Si l'on en croit l'Empereur-Dieu, qui est le pivot entre les 2 trilogies, la quête effrénée de pouvoir, qui structurait les premiers romans, est plutôt accessoire vue du haut d'une vie trois fois millénaire; pour comprendre les réels enjeux à l'oeuvre, il faut viser plus haut, dépasser le théâtre de marionnettes des puissants et penser les choses à une toute autre échelle: l'Humanité est, ni plus ni moins, confrontée au problème de sa survie, elle est menacée d'un cataclysme sans précédent.
Mais qui peut représenter une menace plus grande que les milliards de morts des deux Jihads ? Une menace extérieure ? Les méchants bons hommes verts ? Non. Ni les Face Dancers, ni les Futars ou autres hybrides ne semblent devoir jouer ce rôle. Il faudrait argumenter là-dessus, mais a priori, je n'y crois pas. Les vilaines machines pensantes écrasées 15000 ans plus tôt ? Pourquoi pas, mais ça manque un peu de subtilité dit comme ça...
Une autre hypothèse vient alors à l'esprit : et si la principale menace pour l'Humanité était ....l'Humanité elle-même ?
Dune nous montre des sociétés en perpétuelle tension où la violence omniprésente n'est pas que l'apanage des élites et de leurs moeurs féodales. Au-delà des jeux et petits meurtres de la (géo-)politique, la violence est aussi sociale, plus diffuse mais non moins réelle : l'odieux système des Faufreluches (entre les édits de Dioclétien et le millet ottoman) explose dès que l'unité politique de l'Imperium se fissure, entraînant dans sa chute anarchie, exodes et famines. Une violence également économique et écologique : l'Imperium est structuré comme un vaste système colonial et prédateur visant à l'exploitation intensive des mondes qu'il domine ("féodalisme" au sens de megacorpocratie). L'épice est le moteur (et l'allégorie) de ce continuum prédation-dépendance. Et toutes ces violences imbriquées font système. L'oppression nourrit l'oppression. C'est en partie le monopole de la Guilde et l'idéologie néo-luddite du butlérianisme qui faisaient tenir cette complexe machinerie: qu'un seul des acteurs brise le monopole des voyages spatiaux ou acquiert une suprématie technologique conséquente et tout le système (de "checks and balances") s'écroulait.
L'effacement simultané de la Guilde et de l'interdit butlérien, concomittant de l'effondrement de l'Imperium et de la crise sociale qui s'ensuivit finiront par remettre en marche la machine (à broyer) de l'Histoire et les incertitudes que l'Empereur-Ver croyait avoir écarté par sa longue pacification.
D'une certaine manière, l'apport des Atreides, à travers leur Jihad puis l'interminable domination de Leto II, fut essentiellement d'ordre moral et politique: nivellement des particularismes, abaissement des Écoles, centralisation (despotisme éclairé) et naissance d'une forme de "communauté de destin" entre des mondes prodigieusement éloignés et qui n'avaient coexisté pendant 10000 ans que par la férule des Corrino (la transition des Corrino aux Atreides fait historiquement écho à la mutation de Rome passée du glaive de la Cité-État prédatrice à l'unification religieuse et culturelle de l'Empire tardif).
L'Histoire ne s'arrête pas, et c'est la folie des empires que de s'imaginer avoir mis "fin à l'Histoire". Les forces centrifuges qui poussent les peuples, les religions, les systèmes en mouvement sont d'une nature qui échappe au plus omnipotent et prescient des despotes. Tout simplement parce que la vie échappe aux "plans".
Assurer "la survie de l'Humanité" dans cette configuration me semble donc aller bien au-delà de la simple confrontation avec un Ennemi commun. Je ne nie pas son existence, mais je crois qu'on ne peut s'arrêter à ce schéma comme les Abominations.
Si l'histoire du Cycle a un sens, elle nous montre une succession millénaire de systèmes qui s'écroulent et d'humains qui s'adaptent comme ils peuvent aux cataclysmes. Ils s'adaptent et ils changent. Adaptation et évolution me semblent être vraiment les maîtres-mots de ce récit.
Souvenons-nous qu'à la base du cycle, le Jihad butlérien et le renoncement général aux "prothèses" de la technologie ont entraîné le développement d'Écoles et d'une "surhumanité" destinée à encadrer, servir et imprégner les élites dirigeantes. Mais "le cheptel" des dominés n'a pas échappé au mouvement : Salusa et Arrakis, pareilles à d'immenses laboratoires, ont modelé des peuples brutaux et supérieurement endurants tandis que le Tleilax a fait de chacun de ses individus le produit d'une forme d'Humanité dégagée de certaines contraintes de l'évolution naturelle.
Tout cela m'amène à émettre l'hypothèse que le Cycle parle avant tout de l'Humain et de la définition qu'on s'en fait. D'une certaine manière, le Cycle débuté comme le roman d'un enfant-héros s'est élargi à la dimension d'une saga familiale pour se conclure comme le récit d'un groupe et l'allégorie de l'ensemble du genre humain. Quand Darwi Odrade gouverne et s'inquiète de ses Soeurs, elle donne à voir un modèle d'Humanité : un groupe d'excellence, libéré de certaines faiblesses, propre à s'adapter à l'imprévu, animé d'une forte conscience de groupe (institutionnelle ET filiale) et néanmoins viscéralement attaché à une éthique humaniste et "compassionnelle" qui le distingue très nettement de ses adversaires. Comparez Mohiam à Odrade : elles n'ont de commun que leur aba. L'une est encore prisonnière d'une quête groupusculaire cherchant naïvement la "perfection" d'une surhumanité débarrassée de ses instincts animaux ; quand l'autre, en charge du destin de l'Humanité toute entière, prend acte de la richesse et des failles (Atreides) de son capital génétique et en fait l'instrument de son son combat altruiste pour les autres. En somme, tout ce qui sépare les illusions autocratiques et narcissiques de Paul de l'autorité bienveillante et du dévouement (sacrificiel) de Leto I.
Pour moi, le Cycle nous parle donc autant de notre présent que du futur. Par son renoncement au discours magique de la technologie, et à l'illusion du "progrès", Dune appelle à s'interroger sur nous-mêmes plutôt que de chercher l'exotisme d'une littérature d'évasion. En renonçant au moteur SF du "merveilleux scientifique", Frank Herbert nous invitait donc à nous recentrer sur les maux qui nous menacent présentement; il nous invitait aussi à regarder en face notre effrayante capacité individuelle et collective à tout détruire autour de nous.
Produit de l'ingénierie tleilaxue ou hybride bio-méchanique, c'est moins la nature de l'Ennemi que le rapport au monde qu'il induit qui doit nous parler. Pour moi l'Ennemi est assurément humain, trop humain.