[archive Le Monde] 1978/11/24 - Alexis Lecaye - Une fresque hallucinante

Démarré par ionah, Février 06, 2014, 01:14:44 PM

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ionah

note: il y a quelques coquilles d'OCRisation
source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1978/11/24/une-fresque-hallucinante_2996590_1819218.html




Une fresque hallucinante - 24.11.1978


AVEC les Enfants de Dune, Frank Herbert clôt l'une des plus magistrales épopées de la science-fiction contemporaine, entamée il y a quinze ans avec Dune et poursuivie avec le Messie de Dune. À cheval sur la science-fiction classique et la nouvelle vague, sa carrière ressemble à celle de beaucoup d'écrivains américains. Il a fait un peu tous les métiers avant de publier sa première nouvelle, en 1952. Mais Dune marque un tournant, à la fois dans son œuvre et dans le genre tout entier.

Comment résumer une œuvre aussi foisonnante ? Arrakis est le centre du récit, un monde désolé en comparaison duquel le Sahara est un paradis humide et verdoyant, unique fournisseur d'une drogue, l' " épice ", élixir de prescience et de longévité. Seul cette épice permet aux navigateurs interstellaires de voguer à travers les courants de l'espace. Pour tous les hommes, la possession de la drogue et de ses sources est la base de la puissance. Comme toile de fond, une civilisation humaine, diversifiée à l'infini, s'étend aux étoiles, immense empire féodal partagé entre quelques grandes familles. Un " opus dei " exclusivement féminin, " les Sœurs du Bene Gesserit ", intrigue à tous les échelons du pouvoir ; cette force occulte et redoutée poursuit depuis des milliers d'années un programme de sélection génétique destiné à produire un mutant, sauveur de la race humaine. Un essaim de prêtres-guerriers fanatisés ravage la galaxie et répand à la pointe de l'épée la parole du messie-mutant que les Sœurs ont créé, message perverti par ses émules. Une famille impériale divisée est la source de tous les conflits. Voilà pour les acteurs principaux. Les seconds rôles : une guilde des navigateurs spatiaux, qui, faute d'épice, risquent de se retrouver en état de manque ; de grandes familles féodales, sapées par le renversement des valeurs, des alliances, des enjeux ; des écologistes qui veulent transformer la planète Arrakis en un monde vivable et diminuent par là la production de ce fruit du désert, l'épice, pétrole psychédélique que tous s'arrachent.

Comme Asimov dans Fondation, autre célèbre épopée galactique, Frank Herbert compose son récit sur plusieurs niveaux. Des commentaires philosophiques, historiques - et imaginaires - sur les acteurs et leurs hauts faits, placés en exergue, transforment le roman en mythe vécu. Le lecteur n'est plus qu'un témoin parmi des cohortes de penseurs, contemporains de l'action ou postérieurs à celle-ci. La science et ses gadgets sont relégués au second plan.

Cet avenir n'est pas cybernétique, et les technocrates n'y font pas la loi. C'est la maîtrise de langues complexes, porteurs de rites, de légendes, de savoir, qui mène le jeu. Il n'y a pas de bons ni de méchants, mais des hommes et des femmes en apparence tout-puissants, et des forces aveugles qui les manipulent. Dans ce futur sans dieux, les mécanismes de la tragédie grecque magnifient et condamnent des personnages hors du commun : les héros s'appellent Atréides.

Écologiste, sociologue de l'intrigue politique et de l'hégémonie, Frank Herbert l'était déjà dans la Ruche d'Hellstrom et dans le Cerveau vert. Son analyse de l'organisation biologique de Dune-Arrakis, sa description minutieuse du mode de vie des hommes qui s'y sont adaptés, restent un modèle du genre, et c'est à travers les mille deux cents pages de cette fresque hallucinante qu'il donne sa pleine mesure.

ALEXIS LECAYE