Impressionnante réponse J-V.T. Askaris, et j'avoue à mon grand désarois avoir eu du mal à la suivre et à la comprendre faute d'une connaissance suffisante de l'univers complet de FH (je m'y suis plongé il y'a un an an peine et j'ai juste fait la lecture des bouquins de FH).
Donc pour combler mon retard que signifie OH et HLP ?
J'ai eu du mal à voir l'intérêt porté à Irulan ?
Et si je comprend bien KJA primerait sur le filsh Herbert dans l'écriture des bouquins ?
Mea culpa. Ces histoires de fans ne sont pas transparentes pour tout le monde, j'oublie parfois ^^ Quand Brian Herbert, leader du conseil des
ayant-droits de Frank Herbert (Herbert Limited Partnership /Herbert Properties LLC), a décidé en 1996 de relancer la franchise de Dune un schisme a commencé à se dessiner entre ceux qui appelaient de leurs voeux une suite aux 6 livres (ou Hexalogie /ou Cycle) de FH et ceux qui restaient attachés au canon originel.
Au fur et à mesure des parutions la polémique n'a fait qu'enfler au sein du fandom anglo-saxon (essentiellement américain). Les forums se sont scindés, les conventions sont devenues des champs de bataille. La polémique était d'autant plus vive que KJA (le véritable auteur) prenait un soin particulier à faire le vide autour de lui : la DE de McNelly déclarée non-canon (et de ce fait impossible à rééditer), toutes les initiatives de fan censurées à coup de menaces de recours en justice, les forums duniens mis au pas par l'intermédiaire de Byron Merritt (neveu de Brian Herbert).
C'est ainsi que les opposants à l'HLP, bannis par Byron, prirent l'initiative de se regrouper et de fonder une communauté de fans attachée au Cycle de FH : les Orthodox Herbertarians (OH). Cette communauté existe sur le net à travers plusieurs sites, notamment celui animé par SandChigger (
HairyTicksofDune), mais l'essentiel se déroule au sein de 3 forums créés par Omphalos :
_
Jacurutu, notre forum grand public, qui peut se targuer d'être le premier forum dunien au monde (devant le forum 'officiel' de
DN)
_
Worm's Sci Fi Haven, le forum SF (Dune + d'autres fandoms)
_
T(A)U ~ LLB : The (Almost) Undeleted ~ Lampadas library, notre "clubhouse" que j'ai l'honneur, avec Ionah, d'administrer et qui n'est ouvert que sur cooptation.
La communauté orthodoxe est internationale et la plupart des sites européens s'y rattachent même si une certaine neutralité de façade est affichée (par exemple, sur DAR, le staff est acquis à nos thèses, Leto est même membre de la communauté OH).
L'enjeu de ce combat est complexe parce qu'il se déroule sur plusieurs affaires dont on ne perçoit pas toujours la connection intime. Ainsi, beaucoup n'ont pas compris pourquoi KJA s'est autant attaqué à la DE ...allant jusqu'à faire signer à McNelly (le directeur de l'équipe des auteurs de cette encyclopédie) une lettre où il déclarait son oeuvre non canon.
Il faut comprendre que KJA vient de l'univers des novelisations de Star Wars. Il écrit comme un fan (anecdote sur anecdote, action vide sur action vaine) et il pense comme un fan : canon officiel, chronologie unifiée, carte universelle etc. Il sait qu'on ne peut tolérer plusieurs variantes d'un même (D)univers sur le marché. Et c'est pourquoi, interview après interview, bannissement après bannissement, il n'a cessé de vouloir imposer sa vision étouffant peu à peu le Cycle sous sa prose.
Il ne faut pas sous-estimer KJA. Il ne se contente pas de faire des "suites" ... Son but est de phagocyter les univers auxquels il s'attaque (Dune n'est pas le seul). Et il déploye sa prose avec méthode : préquelles, séquelles, inquelles ... Avant, après, pendant ... Au final, c'est le sens même du Cycle, sa logique d'ensemble, qu'il cherche à tordre pour servir ses vues. Et chacun peut constater les progrès de sa stratégie. La première série de préquelles centrées sur l'avant-Dune (les Maisons) était encore très dépendante de Frank Herbert. Je veux bien croire que Brian Herbert y a joué un rôle utile de documentaliste rassemblant dans sa "Concordance" personnelle les matériaux du récit de KJA. Mais tout change avec la série du Jihad où KJA prend ses aises et ne se prive plus en interview de monopoliser la parole. Il faut voir comment s'opère le basculement entre le début des années 2000 et la fin de la décennie. Brian Herbert (qu'on appelle "Bobo") s'y fait de plus en plus transparent.
La série des "Héros" de Dune (actuellement interrompue à 2 opus, mais on nous promet d'autres merveilles) marque un tournant dans la mesure où le vieil argument de la
canonicité est abandonné en cours de route au profit de la thèse de l'
unreliable narrator généralisée.
Pour comprendre cette bascule, il faut dire un mot des différentes manières d'écrire un récit ou
point de vue narratif :
* le point de vue omniscient : le narrateur sait tout des personnages et peut voir tous leurs faits et gestes. Il connaît leur passé, leur futur, leurs sentiments, leurs émotions, etc.
* le point de vue interne : le narrateur est un personnage du récit en rapportant ce que celui-ci perçoit et sait, le narrateur en sait donc autant que ce personnage.
* le point de vue externe : le narrateur en sait moins sur le personnage.
Ces points de vue renvoient à l'idée de
perspective : le point de vue omniscient est celui d'un auteur qui parle depuis notre monde ("in-real world"), tandis que les deux autres peuvent être le fait de personnages de la fiction ("in-universe").
Dire qu'Irulan est l'auteur de Dune (au prétexte que tous les épigraphes sont tirés de ses oeuvres) revient à adopter le point de vue
externe à l'action qui est celui des historiens. Ceux-ci sont dépendants de leurs sources et de ce fait peuvent se tromper et se contredire entre eux ("unreliable narrator").
C'est cette technique qu'avaient adopté les auteurs de la DE en 1984 : en présentant leur encyclopédie comme un ouvrage historique du futur, ils excusaient d'avance les possibles contradictions entre leurs assertions et celles de Frank Herbert (qui ne s'est pas d'ailleurs privé de tout embrouiller dans les 2 derniers volumes du Cycle).
KJA fait la même chose, mais ce faisant, il s'attaque au statut même du Cycle :
si Irulan a écrit Dune, pourquoi faudrait-il lui accorder plus de crédit que ce qui est narré dans Paul of Dune ? Écrits d'historiens, tous contestables, tous égaux dans l'erreur ! Et voilà comment KJA parvient non seulement à excuser ses incohérences mais également à s'inscrire au même niveau de crédibilité que Frank Herbert !Tout ceci vous parait démentiel ? Vous avez raison. La logique suivie par KJA est celle du
shared universe : c'est une pratique d'écriture collective développée aux 19 et 20° siècles dans certains cercles littéraires. L'idée de départ était de s'inspirer de l'écriture des mythes et légendes : chaque auteur s'amuse à écrire un récit comme s'il était le dépositaire d'une tradition orale, et peu à peu, comme dans un jeu de cadavre exquis, un méta-récit se constitue et fait canon. L'idée est de créer un univers fictionnel "partagé" où aucune voix ne l'emporte sur les autres et où chacun apporte sa touche. L'exemple le plus célèbre dans l'Amérique contemporaine de tentative de "shared universe" est celui de la communauté des auteurs du
Cthulhu Mythos qui sous la conduite de Derleth n'ont cessé de creuser le sillon ouvert par Lovecraft ...
Voilà quel est le cap suivi par KJA, mais à une toute autre échelle et avec une ambition bien moindre. Je pense qu'il veut faire de l'univers de Dune un ersatz des novelisations de Star Wars/Star Trek où on trouve (rarement) le meilleur et (souvent) le pire. Ou quelque chose à la manière de Perry Rhodan ? D'une certaine manière, il y a aussi quelque chose de la logique du comics où les "extended universe" et les reboots s'annulent les lus les autres et finissent par plonger le lectorat dans des abîmes de perplexité.
Face à cette dilution toujours plus profanatrice, la réponse des OH fut une saine réaction. Mais je crois qu'en voulant dénoncer une escroquerie certains aient manqué de nuance, comme l'a dit Ionah, et ne soient passé à côté de ce que devrait être l'univers de Dune : un espace de liberté et de spéculation où plus d'une vérité, plus d'une lecture, plus d'une interprétation est permise au lecteur