Auteur Sujet: [archive Le Monde] 1985/02/07 - Colette Godard - un film de David Lynch  (Lu 7291 fois)

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note: il y a quelques coquilles d'OCRisation
source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1985/02/07/un-film-de-david-lynch_2749642_1819218.html



un film de David Lynch - 07.02.1985


IL était une fois, il sera une fois, en 10091, une constellation de planètes. Il y a Kaitan où règne l'empereur de l'Univers. Caladan la fertile, Geidi Prime la sulfureuse, et Dune l'aride...

Dune : univers mythique créé par l'Américain Frank Herbert, un délirant du genre pointilleux. Créé en plus de temps qu'il ne fallut à Dieu pour notre Terre.

En 1963 et 1964, la revue Analog publie les premiers épisodes qui sont édités en roman l'année suivante. La suite paraît en 1969. Arthur P. Jacobs - qui a adapté au cinéma la Planète des singes - s'y intéresse. Il veut tourner à Londres, avec Haskell Wexl, mais il meurt en 1973 d'une crise cardiaque. Michel Seydoux reprend le projet avec Alexandre Jodorowski, qui rêve d'Orson Welles, de Dali, de Mick Jagger, de décors gigantesques... Hollywood renâcle. Rideau. 1976, parution du troisième volume. Spielberg et sa bande ont donné à la science-fiction ses lettres de noblesse et des recettes fabuleuses. Dino de Laurentiis achète les droits du titre. A partir de là, on ne compte plus les scénaristes et les metteurs en scène qui s'attaquent à cette histoire d'un autre monde, si autre et si nôtre à la fois, que les simples humains, ensorcelés, s'y perdent comme dans une forêt piégée.

Le travail est d'autant plus complexe que jamais l'histoire ne s'achève, que Frank Herbert poursuit sa chanson de geste, détaille avec minutie les cultures, les coutumes des héros et des peuples, leurs modes de pensée et de communication... On imagine un personnage hoffmanien, écrivant jour et nuit dans un grenier plein d'ombres, inventant des épreuves de plus en plus insensées pour briser l'élan des présomptueux scénaristes. A vrai dire, lui-même (en 1978) a échoué sur l'adaptation que Dino de Laurentiis lui avait demandé.

C'est en 1981, enfin, que le producteur trouve son homme : David Lynch, dont le premier long métrage, Eraserhead (1977) est un chef-d'œuvre marginal, fable nocturne d'une étrange drôlerie grinçante. Le second, Elephant man, film à gros budget et succès commercial, est le traitement poétique d'une histoire vraie, celle d'un homme atteint d'une maladie de peau très rare qui le rend difforme. La souffrance d'un monstre.

D'abord, David Lynch travaille sur Dune avec les deux scénaristes d'Elephant man, qui déclarent forfait. Et le voilà seul maître de la saga folle. Seul responsable d'un film déjà alourdi par sa légende. Maître en tout cas du tournage, près de Mexico, dans le désert, avec quatre-vingts décors construits, des centaines d'effets spéciaux à réaliser sans pouvoir les vérifier avant le montage final, et alors il est trop tard pour les changer : " On a beau préparé chaque séquence au millimètre près, il y a toujours des surprises. " Et il y a les dizaines de comédiens, les milliers de figurants à diriger, et une histoire, plus touffue que la Bible, l'Odyssée, le Mahabharata réunis, à raconter en deux heures.

David Lynch s'est centré sur les aventures de Paul, le jeune duc au destin de messie. Mais il a voulu " rester fidèle à la multiplicité des thèmes, et ça fait un puzzle considérable ". Un puzzle si cohérent qu'en ôter une pièce désagrège l'ensemble. Les personnages ont des biographies compliquées, des liens familiaux inextricables, et sont engagés dans une lutte de clans auprès de quoi la guerre de Cent Ans est broutille.

Paul (Kyle Mac Cachlan) promène la fadeur creuse de l'innocence parmi une foule de comparses qui "doivent (qui devraient) briller très fort, brièvement, et disparaître" vestales cireuses au front démesuré enfouies dans des voiles noirs, soldats d'apocalypse, princesses impavides... Tout un musée Grévin dans les fastes décadents qui rappellent les cours d'Espagne et des Habsbourg, palais baroques surchargés de colonnes torses, de pendeloques, de tentures, d'escaliers en coquille... Les éclairages de théâtre font jouer l'éclat chaud du cuivre sur les lourdes machines qui semblent empruntées à Jules Verne.

Les références de David Lynch sont autres. Il a une formation de peintre et a découvert Venise. Il a été envoûté - " La nuit, le silence, le plan d'eau noir, la ligne sombre des façades en arabesques et au fond une petite lumière isolée"... Il a rêvé une sorte de Renaissance, un passé où les hommes "auraient construit des machines si belles, qu'elles seraient encore en service dix siècles plus tard ".

David Lynch aurait pu, sur la musique de Brian Eno, se contenter de composer un opéra d'images emphatiques, à la Schroeter, en moins pervers. L'Américain se dit impressionné par la philosophie et la " spiritualité " du monde de Dune. Son humour morbide se retrouve parfois, en particulier dans sa vision du clan des méchants, de l'affreux baron Karkonnen (Kenneth Mac Millan), bouffon néronien affligé d'une maladie de peau dégoutante, qui volette comme un gros ballon, rit comme Coluche, fait trimer son peuple et se prélasse, lascif, entre des gitons loubards aux yeux cruels. Mais il fallait de l'action, il fallait montrer la vaillance de Paul, et comment il soumet les vers géants qui habitent le sous-sol de la planète Dune, et se dressent, extrêmement phalliques, soulevant des tonnes de sable...

Le talent de David Lynch, ce n'est pas la bande dessinée, encore moins le western. Dans le direct et le premier degré, il est maladroit. Sa tournure d'esprit le porte à chercher " ce qu'il y a derrière les ambiances bizarres, qui, mieux que le réalisme, font ressortir la réalité ".

Si Dune était un conte linéaire, David Lynch aurait certainement réussi à en faire un film ambigu, à multiples tiroirs. Là, il s'est égaré entre les planètes, alignant côte à côte des silhouettes somptueuses mais abstraites, indistinctes, auxquelles les comédiens ne parviennent pas à donner vie et identité. Le film est à moitié manqué (le monde de Dune est-il interdit aux humains?) Il reste une grande aventure, " une expérience inestimable " qui va permettre à David Lynch de tourner une histoire à lui, cette fois, un polar où la clef de l'énigme sera celle des songes : Blue Velvet.

COLETTE GODARD.



« Modifié: février 06, 2014, 03:44:42 pm par ionah »